Un thriller visionnaire, vraiment ?
Je ne connaissais pas
Douglas Kennedy mais j'ai appris par les autres critiques qu'il était plus habitué à ausculter les fêlures des couples que celles de notre société. S'il abandonne les "charmes discrets de la vie conjugale" le temps d'une dystopie, c'est pourtant bien pour raconter un divorce, un divorce entre deux Amériques.
À droite, une théocratie homophobe, transphobe et tous les autres "phobes" du dictionnaire, branchée "travail, famille, patrie" et Inquisition au lance-flammes. À gauche, une technocratie où ce ne sont plus des technocrates qui dirigent mais des magnats de la tech, en particulier l'inventeur d'un implant qui a ringardisé les smartphones et instauré une société où la vie privée est devenue tout aussi obsolète. À la fin des années 2020, l'éloignement des deux camps devient tel qu'une nouvelle sécession se produit entre les États des côtes est et ouest d'un côté, ceux du centre de l'autre.
Voilà pour le côté "visionnaire"... Cette situation est essentiellement décrite, en gros, dans les dix premiers chapitres du roman. La suite de l'histoire ne permet que de rajouter quelques petites touches par-ci par-là mais la lecture des dix premiers chapitres suffit pour se faire une idée du monde qu'imagine
Douglas Kennedy. Cette vision m'a laissée très dubitative. Elle me paraissait beaucoup trop excessive et manichéenne pour me convaincre. J'ai du mal à croire que des régimes aussi oppressifs ou "control freak" pourraient se mettre en place sans rencontrer plus d'opposition. En tant que chrétienne évangélique, j'étais mal à l'aise avec cette vision très paranoïaque des chrétiens évangéliques. J'ai bien conscience que le mouvement évangélique n'est pas le même en France qu'aux États-Unis. J'ai du mal à comprendre comment des chrétiens ont pu soutenir aussi aveuglément Trump mais je veux croire (et je sais) que tous les chrétiens évangéliques américains ne sont pas aussi extrêmes que le dépeint Kennedy. le christianisme évangélique est très loin d'être monolithique, en France comme aux États-Unis. D'ailleurs, plusieurs passages du roman trahissent par leur vocabulaire une certaine méconnaissance du sujet. Si les termes de "prêtre", "messe", etc. peuvent peut-être venir de l'ignorance du traducteur, la description des crucifix qui n'omettent aucun détail sanguinolent est absurde puisque les crucifix sont un truc spécifiquement catholique : les protestants n'arborent que des croix "inoccupées". Je comprends néanmoins qu'un Américain plutôt athée comme semble l'être
Douglas Kennedy ne connaisse pas bien les chrétiens évangéliques et les juge de l'extérieur. Ce sont alors plutôt ses peurs qui s'expriment qu'une compréhension fine de ce qui se joue.
C'est cette même paranoïa qui s'exprime, il me semble, vis-à-vis de l'autre camp où la surveillance jusque dans le plus stricte intimité s'est développée. Cette vision me semble tenir plus du pessimisme que d'une analyse fine des mécanismes en jeu dans la société actuelle. La technologie génère beaucoup de peurs et de fantasmes mais l'histoire nous démontre que les Cassandre n'ont pas toujours raison sur ce sujet.
Je n'ai donc pas été convaincue par sa "vision". Quant au côté thriller, bof. La manière dont la situation se mettait en place était prometteuse, avec ce duel annoncé entre l'héroïne, agente de la république technophile sus-présentée, et une agente de l'autre camp, sa propre demie-soeur. Mais, par la suite, l'affrontement est long à venir. L'angoisse n'est pas vraiment présente puisque l'ennemie s'affiche ouvertement : elle m'aurait beaucoup plus angoissée en restant continuellement invisible. La situation d'affrontement entre les deux demies-soeurs pouvait générer une pression émotionnelle forte mais les sentiments de l'héroïne semblent assez incompréhensibles : pendant longtemps, elle ne rêve que de descendre sans état d'âme sa "cible" et, sur la fin, elle a finalement envie de la connaître, voire de la sauver.
Je n'ai pas trouvé les personnages très attachants et "concernants". Je n'arrivais guère à m'identifier avec le personnage principal. En outre, elle n'évolue finalement pas, dans cette histoire, comme on aurait pu l'attendre et l'espérer. Elle est un bon petit soldat résigné à sa solitude au départ. Elle en est au même point à l'arrivée. Quant à son adversaire, les raisons de son adhésion à l'autre camp m'intriguaient mais je suis restée sur ma faim sur ce sujet.
Ce qui nuit également au rythme du roman, ce sont l'avalanche de détails inutiles. Je me soucie fort peu de savoir
combiende cafés l'héroïne ingurgite le matin ou
combien de temps elle passe sur son vélo elliptique. J'étais un peu agacée également par la manie de citer des morceaux de musique diffusés ou d'analyser des films anciens, comme si l'auteur ne pouvait s'empêcher d'étaler sa propre culture musicale et cinématographique, sans que cela soit toujours pertinent vis-à-vis de l'histoire.
J'ai découvert ce roman dans la version audio de Lizzie, grâce à la plate-forme NetGalley et je terminerai donc par un point positif : la voix de la donneuse de voix, légèrement âpre, correspond bien à l'atmosphère et au personnage principal. Elle la modifie très légèrement pour les autres personnages mais sans que cela sonne bizarrement.
En résumé : un roman qui n'est pas tant visionnaire que paranoïaque. Il reflète bien les peurs d'un Américain mais peut laisser assez dubitatifs des Français. Beaucoup de détails inutiles ralentissent le rythme et nuisent au côté "thriller".