« Que s’est-il passé ? » demanda John.
Mais Gwyn, le bousculant, fonçait déjà vers la porte.
« Il a poignardé quelqu’un sur le débarcadère – à l’instant ! » cria-t-il.
Tendant le cou vers la gauche, John remarqua un individu recroquevillé sur les planches d’une petite jetée sur pilotis bâtie au-dessus du fleuve. Le corps se trouvait dangereusement près du bord, un bras et une jambe frôlant les flots boueux. D’un pas décidé, John sortit à son tour et dévala trois par trois les marches de l’escalier, bousculant quelques hommes sur son passage. En bas, il rejoignit Gwyn qui ne semblait pas savoir dans quelle direction se mettre à courir. Les deux hommes pouvaient retourner vers l’entrée principale, mais celle-ci se situait à l’exact opposé de l’endroit où ils avaient vu l’agresseur disparaître.
« Je vais devant ! Et toi, essaie de sortir quelque part de ce côté-là », fit Wolfe en désignant le fond du couloir sombre du rez-de-chaussée.
Même au terme d’une semaine, ils n’étaient pas encore très à l’aise avec la configuration des lieux et ne connaissaient bien que le chemin menant à leur bureau.
« Et maintenant, que faisons-nous ? demanda Gwyn tandis qu’ils repartaient dans le dédale de couloirs du rez-de-chaussée.
— Attendons et nous apprendrons sans doute bientôt qu’un corps s’est échoué dans la boue quelque part, marmonna John, froidement. Thomas a raison, sans corps je n’ai pas le pouvoir d’agir.
— Allez-vous en informer Hubert Gautier ? »
Wolfe secoua la tête. « Il n’a que faire du meurtre d’un obscur petit clerc. Surtout quand l’explication la plus plausible reste le vol avec violence.
— Que va-t-il se passer si nous attrapons le scélérat qui en est responsable ? » insista Gwyn, tant les choses ici différaient de sa routine dans le Devonshire.
Le palais était un assemblage décousu de bâtiments de diverses époques, dont le principal était le Grand Hall, bâti par Guillaume le Roux, fils du Conquérant, près d’un siècle plus tôt. À l’arrière et sur les côtés, un grand nombre de constructions de pierre et de bois avaient poussé sans véritable plan d’urbanisme. Derrière le Hall, se trouvaient des bâtiments, écuries et maisons ainsi qu’un autre hall, une chapelle et un immeuble imposant qui abritait les appartements royaux. Ces derniers étaient le plus souvent inoccupés, car depuis le début de son règne, Richard Cœur de Lion avait vécu à peine quelques mois dans le pays, préférant demeurer de l’autre côté de la Manche, en Normandie, ou sur sa terre natale d’Aquitaine. À l’extrémité opposée, une muraille puis un ruisseau, le Tyburn, marquaient les limites du palais et le début des prairies marécageuses.
« On serait sans doute plus utiles dans le Devon qu’ici, à nous tourner les pouces dans ce bureau, ronchonna-t-il. Pas même une bonne petite pendaison en vue ! »
Assister à toutes les exécutions pour en rédiger le compte rendu et saisir tous les biens que le criminel possédait figurait en effet parmi les missions d’un coroner. Mais depuis leur arrivée à Westminster, six semaines plus tôt, aucune pendaison n’avait eu lieu.
« Je ne sais même pas où se trouve cette fichue potence ! pesta le Cornique, d’un ton presque plaintif.
— Ils viennent tout juste d’en installer une le long du Tyburn, à l’endroit où la route d’Oxford franchit le ruisseau, répondit John. C’est là-bas qu’ils ont pendu ces rebelles, Guillaume Longbeard et ses adeptes, il y a quelques mois. On l’utilise désormais autant que celle située sous les ormes de Smithfield. »
Un sous-sénéchal, en d’autres termes, songea John, mais la responsabilité attachée à la fonction demeurait néanmoins conséquente. Toujours issu de la noblesse, le Grand sénéchal comptait parmi les officiers les plus importants de la cour. Cet Hugo devait donc être à la tête d’au moins une seigneurie. Comme les intendants précédaient toujours la cour dans ses déplacements afin d’assurer la fourniture des repas et des logements aux centaines d’hommes, de femmes et d’animaux qui accompagnaient le roi et sa noblesse, son titre faisait sans conteste de lui l’un des hommes les plus haïs d’Angleterre.