La rentrée littéraire 2023 fut marquée par la polémique lancée par
Nicolas Mathieu sur
Kevin Lambert (pour son recours à des “sensitivity readers”). On retrouva ensuite le même
Kevin Lambert mais face à
Gaspard Koenig dans la course à plusieurs prix. le premier décrocha le prix Medicis et le prix Décembre tandis que le second obtint l'Interallié. Les deux livres sont complémentaires, s'inscrivent clairement dans l'air du temps et leurs propos resteront encore pertinents dans 5 ou 10 ans.
Les deux décrivent des préoccupations sociétales: la gentrification et les impacts dévastateurs du mode de vie des plus nantis chez Lambert, le dépassement des limites de la Planète induite par le modèle productiviste d'une économie linéaire chez Koenig.
Au niveau du style, commençons par là, celui de Koenig est direct, incisif là où Lambert se complait dans des phrases interminables. Les pages des deux auteurs sont truffées de références à de grands philosophes et artistes mais chez Koenig, on n'a pas cette impression de name-dropping intempestif. Leur critique se déroule également à différents niveaux: micro chez Lambert (qui interroge la sincérité des convictions des protagonistes davantage que leurs impacts sur la société), macro chez Koenig (qui traite de la manière dont ses protagonistes vont se débattre avec la question écologique).
Dans “
Humus”, on suit les parcours tumultueux de deux étudiants d'AgroParisTech, “les paysans des ingénieurs, le tiers état des énarques”. (p.29) : Arthur et… Kevin (également sans accent sur le “e”; sacrée coïncidence!).
On a tendance à prendre le parti de l'un ou de l'autre mais en réalité, les tergiversations et tâtonnements de Kevin et d'Arthur sont ceux des générations actuelles qui veulent agir pour préserver le climat et restaurer la biodiversité. Il faut agir, rapidement. Mais comment ? Quelle stratégie est la plus efficace étant données les contraintes du monde réel, en particulier celles inhérentes au capitalisme économique et financier ?
Ils essaient, chacun à sa façon, et c'est ça qui importe. Même s'ils ignorent dans quoi ils mettent les pieds, ils n'attendent pas qu'on agisse à leur place - ce que beaucoup d'entre nous faisons : on voit le problème, sans nécessairement réaliser son ampleur, mais on ne prend pas notre place.
Koenig, en bon libertarien, n'envisage nullement le rôle positif que peut jouer la puissance publique par la régulation ou la taxation ciblée pour inciter à des comportements (plus) vertueux. Il n'envisage la chose publique qu'à travers des fonds ou banques publiques qui prennent trop peu de risques, qu'en ridiculisant les mandataires politiques ou en insistant sur le côté kafkaïen des processus et formulaires administratifs (cf. l'épisode sur le RSA ou celui sur l'octroi de permis pour les vermicomposteurs industriels). Pourtant, au moment où il terminait son roman, les débats étaient déjà âpres au niveau européen sur la Loi sur la restauration de la Nature ou sur la directive européenne visant à réduire de moitié l'usage des pesticides. Dans le contexte des protestations des agriculteurs de la fin 2023 / début 2024, les deux passeront à la trappe afin d'apaiser les agriculteurs en colère (sans que cela ne réponde à leur légitime demande de gagner décemment leur vie)... Je vois déjà Arthur s'immoler devant le ministère de l'Agriculture, rue de Varenne, ou devant la Commission européenne, sur le rond-point Schuman.
Les parcours intellectuels et professionels respectifs d'Arthur et Kevin prennent les formes de leur conception du système économique: linéaire pour Arthur, circulaire pour Kevin.
Concernant la place qu'il s'assigne (sans que cela soit véritablement intentionnel) dans le système économique, Kevin se situe au moment de bascule entre les déchets et la régénération. Sous la férule de sa comparse d'HEC, il prend le parti de l'économie circulaire où il ne s'agit pas tant de lutter contre la surproduction et la surconsommation que de tourner ces deux fléaux à son avantage en misant sur les vers pour broyer les déchets qui en résultent et en tirer un biostimulant.
Arthur n'envisage même pas cette étape de recyclage, réutilisation des déchets qui permet de fermer la boucle tant il est préoccupé par la dégradation des terres consécutive aux excès du consumérisme et du capitalisme. Il se focalise “naturellement” sur l'étape initiale, les prémices de toute société, à savoir une terre saine et productive.
Sur le plan personnel, Kevin, après avoir endossé malgré lui le rôle de mascotte greenwashée de la start-up nation, renoue avec sa candeur; la boucle est bouclée (circularité). Arthur, lui, dénonce de manière de plus en plus violente et radicale les ravages et la froideur du système technico-économico-administratif. Il adopte un mode de pensée de décroissant proche du survivalisme, de l'éco-anarchisme pastoraliste.
Aussi bien chez
Kevin Lambert que chez
Gaspard Koenig, les financiers sont prompts à sacrifier sans la moindre hésitation leur poule aux oeufs d'or (Céline Wachowsky chez l'un, Kevin chez l'autre) dès lors que l'image de celle-ci est écornée.
“
Humus” est un bouquin extraordinaire par l'intelligence du propos, y compris le délire dystopique, et le style de
Gaspard Koenig. J'imagine très bien une adaptation cinématographique d'
Humus où Laurent Lafitte camperait le personnage d'Arthur tandis que Kevin prendrait les traits de Niels Schneider ou Louis Garrel.