Paru en 2018 en Ukraine, ce roman relatant le quotidien d'un apiculteur en zone grise, dans le Donetsk, se lisait déjà comme un témoignage de ce que vivait la population ukrainienne, piégée dans la région du Donbass, en plein conflit entre soldats ukrainiens et séparatistes pro-russes. Il s'annonçait aussi comme une mise en garde contre Moscou, mais prêtait à son héros un peu d'espoir : un jour, la guerre serait finie... Depuis, le 24 février 2022 a tué dans l'oeuf cet espoir de paix et de retour rapide à une vie normale.
Retraité, usé par la silicose du mineur, Sergueïtch vit seul depuis 3 ans dans le petit village de Mala Starogradivka, dans cette zone grise qu'il peine à dénommer, désertée par les villageois depuis que les obus pleuvent et explosent sur la région. Tous sont partis mais pas lui qui a voulu rester pour protéger ses abeilles, ni Pachka son ancien "ami-ennemi" d'enfance. Sergueïtch s'est habitué à sa vie fruste - sans électricité ni téléphone -, au chauffage au charbon de mauvaise qualité, à l'éclairage aux cierges récupérés dans l'église bombardée, à la monotonie d'une nourriture pauvre. Surtout il s'est habitué au silence et à la solitude qui lui apportent une paix factice. Pour passer le temps, l'apiculteur feuillette ses albums photos, rend visite à Pachka, sort la nuit – pour éviter d'être repéré par un sniper – et va recouvrir de neige le corps d'un soldat tué qu'il est impossible d'enterrer dans le sol gelé et dont il ne sait à quel camp il appartient...
Au printemps, Sergueïtch décide de partir en Crimée avec ses ruches pour les amener au soleil. Il emporte ses bidons de miel qui lui serviront de troc. Il devra affronter bien des vicissitudes mais fera aussi quelques belles rencontres dans des paysages qui font rêver : routes bordées d'abricotiers, champs de sarrasin en fleur, montagnes et vallées magnifiques de la Crimée...
Dans ce roman qui se lit avec lenteur, le silence est très présent et acquiert une épaisseur poétique. C'est le silence lénifiant ouaté par la neige qui arrondit tout le relief, à peine entrecoupé par quelques détonations lointaines... un canon ? le silence rassurant tant qu'il est rythmé par le tic-tac du réveil qui égrène les secondes mais qui se fait inquiétant quand le tic-tac s'arrête laissant Sergueïtch perdu... Quelle heure est-il ? Quel jour est-on ? C'est aussi le silence apaisant juste animé par ses abeilles qui zonzonnent... le silence perturbé par un sifflement dans les oreilles au petit matin après une soirée trop alcoolisée seul ou avec son ami Pachka... Ou bien celui brutalement interrompu par les coups terrifiants d'un inconnu qui frappe à la porte... Ami ou ennemi ? La méfiance est toujours de mise, la peur toujours tapie au fond du coeur.
L'absurde qui était très présent dans
le pingouin se fait plus subtil ici : on le trouve un peu dans les rêves de Sergueïtch, dans ses échanges souvent kafkaïens avec les gardes frontières aux postes de contrôle mais il réside surtout dans l'essence même de cette guerre décidée par la folie d'un homme.
Un très grand roman qui résonne si fortement avec l'actualité qu'il est impossible de ne pas éprouver de tristesse en le lisant et le refermant.