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Critique de AnnaCan


François Ricard, l'un des plus fins connaisseurs de l'oeuvre de Milan Kundera, insiste sur le fait que le recueil de nouvelles Risibles amours est la matrice de l'oeuvre à venir, mais qu'on ne saurait le réduire à une oeuvre de jeunesse car c'est au contraire une oeuvre d'une grande maturité. Dans un entretien de 1988, Kundera rappelle le rôle décisif qu'a joué dans son évolution artistique l'écriture de Personne ne va rire, la première nouvelle du recueil. En effet, jusque-là, il s'essayait à toutes sortes de genres littéraires : musique, poésie, pièce de théâtre. « Avec le premier récit de Risibles amours (écrit en 1959), j'ai eu la certitude de m'être trouvé. Je suis devenu prosateur, romancier, et je ne suis rien d'autre. » Kundera revient dans Testaments trahis sur cette époque de sa vie. « La seule chose que je désirais alors profondément, avidement, c'était un regard lucide et désabusé. Je l'ai trouvé enfin dans l'art du roman. C'est pourquoi être romancier fut pour moi plus que pratiquer un « genre littéraire » parmi d'autres; ce fut une attitude, une sagesse, une position. »
C'est pour son regard lucide et désabusé, pour son humour désespéré aussi, que j'aime tant l'oeuvre de Kundera. Elle est pour moi à la fois un stimulant puissant et une boussole m'aidant à m'orienter dans l'existence.

Je désire à cet égard mentionner trois des sept nouvelles qui composent le recueil :
- Dans Personne ne va rire, le narrateur, en même temps qu'il fête son récent succès (être enfin édité dans une revue prestigieuse), reçoit une lettre d'un prétendu admirateur sollicitant de sa part une faveur. Cette requête émanant d'un personnage obscur va entraîner le narrateur dans un engrenage infernal et le mener à sa perte : « Je m'imaginais, ce soir-là, boire à ma réussite et je ne me doutais pas le moins du monde que c'était le vernissage solennel de ma fin ». C'est un procédé analogue à celui que Kundera mettra en oeuvre, quelques années plus tard, dans La plaisanterie : un incident dérisoire, une carte postale à l'humour douteux dans La plaisanterie, une lettre quémandant une faveur dans Personne ne va rire, entraînent des conséquences dramatiques pour le héros, éjecté de sa propre vie et condamné au bannissement. J'ai vu un écho de ce procédé dans La tache de Philip Roth. Là encore, un incident minuscule, en l'occurrence une expression ironique prononcée par un éminent professeur d'université à l'égard d'un de ses étudiants, déclenche une monstrueuse polémique à l'origine de l'éviction du professeur.

- Dans Que les vieux morts cèdent la place aux jeunes morts, deux voix, celle d'une homme et celle d'une femme, font avancer en alternance le récit. Une femme se rend dans une petite ville de Bohème où son mari, mort dix ans plus tôt, est enterré. Elle a oublié de renouveler la concession et espère, en se rendant sur place, réparer son erreur, en pure perte : « Elle leur reprocha de ne pas l'avoir avertie qu'il fallait renouveler la concession, et ils lui répondirent qu'il y avait peu de place au cimetière et que les vieux morts devaient céder la place aux jeunes morts. » Bouleversée et indignée, elle se promène alors, sans but, dans la ville en attendant l'heure du train qui doit la ramener à Prague, quand elle rencontre par hasard un homme encore jeune avec qui elle eut une brève liaison quinze ans plus tôt. L'homme était alors un tout jeune homme et elle, une femme ayant dépassé la quarantaine. Il l'invite dans son studio et, en dépit ou à cause de son aspect vieilli (qui l'attire et le dégoûte à la fois), souhaite reprendre et approfondir avec elle l'acte sexuel consommé quinze ans plus tôt. Elle résiste, au motif qu'elle ne veut pas souiller l'image iconique qu'il a conservée d'elle durant toutes ces années, puis finalement cède à son désir.

- Dans Edouard et Dieu, à l'humour féroce, on retrouve le procédé qui consiste à rendre responsable d'un engrenage qui le dépasse une décision a priori mineure prise par le héros. Edouard, un peu perdu dans une petite ville de Bohême, se consume de désir pour Alice, une jeune fille pieuse qui croit avec ferveur en Dieu et obéit scrupuleusement à ses commandements. L'un d'entre eux en particulier désespère Edouard : ne pas avoir de relation sexuelle hors mariage. Et Edouard, bien sûr, n'a qu'une obsession : faire céder la dévote Alice. Pour ce faire, il use de divers stratagèmes dont celui de faire semblant d'être un fervent croyant. Hélas, il ne fait pas bon être croyant dans un pays communiste et son zèle finit par lui causer des ennuis dans l'école où il occupe un poste d'instituteur. Il est convoqué par un Conseil composé de la directrice, une femme laide et sèche qui l'a embauché et qui éprouve un net penchant pour sa jeunesse, de la concierge, d'un instituteur et d'un inspecteur. le premier réflexe d'Edouard est de leur avouer la supercherie, mais il se ravise aussitôt :
« Il comprenait qu'en leur disant cela il ne ferait malgré lui que tourner en dérision leur sérieux; il comprenait que ces gens n'attendaient de lui que des faux-fuyants et des excuses, et qu'ils étaient prêts à les rejeter. Et il comprit (d'un seul coup, car il n'avait pas le temps de réfléchir) que le plus important pour lui, à cet instant, c'était de demeurer semblable à la vérité, ou, plus exactement, semblable à l'idée que ces gens s'étaient faites de lui. »
Il leur avoue donc qu'il croit vraiment en Dieu. Et c'est cette « franchise » qui le sauve, enfin, si l'on peut dire. Car désormais, il s'engage à se faire « rééduquer » par la directrice ce qui, en réalité, revient à coucher avec elle. Ce faisant, l'écho de son « martyr » et de sa résistance à ses « bourreaux » a fait le tour de la ville et est parvenu aux oreilles d'Alice qui, de froide et distante, devient tendre et aimante. Edouard réussit enfin à obtenir de la jeune femme qu'elle se donne à lui. Mais, las, au lieu de le faire accéder au bonheur tant espéré, sa volte-face met fin à son désir pour elle. Ce thème de la fin du désir celui-ci aussitôt consommé n'est pas franchement nouveau, mais il prend, sous la plume de Kundera, une connotation singulière qui le rend à mes yeux tout à fait intéressant :
« Et il comprenait avec tristesse que l'aventure amoureuse qu'il venait de vivre avec Alice était dérisoire, faite de hasards et d'erreurs, dépourvue de sérieux et de sens (…); et il se dit tout à coup que tous les gens qu'il côtoyait dans cette ville n'étaient en réalité que des lignes absorbées dans une feuille de papier buvard, des êtres aux attitudes interchangeables, des créatures sans substance solide; mais ce qui était pire, ce qui était bien pire, c'est qu'il n'était lui-même que l'ombre de ces personnages-ombres, car il épuisait toutes les ressources de son intelligence dans le seul dessein de s'adapter à eux et de les imiter, et il avait beau les imiter avec un rire intérieur (…) cela ne changeait rien, car même une ombre qui ricane est encore une ombre, une chose seconde, dérivée, misérable. »
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