Joseph, ouvrier agricole et modèle littéraire
Voici en 140 pages d'une densité et d'une retenue taiseuse la vie de
Joseph, ouvrier agricole dans le Cantal. Il travaille et vit dans une ferme où on fabrique du saint-nectaire, ce sera sa dernière place car il est proche de la retraite.
Joseph n'est pas une biographie mais la radiographie d'un monde condamné à mourir s'il ne se transforme pas profondément. Bien sûr on pense à
Un coeur simple : la référence à
Flaubert est évidente avec le frère de
Joseph qui va s'installer à
Croisset. Mais
Flaubert écrivait en un temps où
les paysans formaient la plus importante catégorie de la population,
Marie-Hélène Lafon nous décrit une curiosité sociologique. Les conditions de vie de
Joseph datent du XIXe siècle et ce qui était considéré comme normal du temps de Félicité (prénom de l'héroïne d'
un coeur simple et de la mère de
Joseph, autre clin d'oeil de l'auteur) ne l'est plus. Monde disparu, réalité au bord du gouffre de l'oubli.
Tant que les parents sont là et en bonne santé pour aider, ils ont leur mot à dire et le fils continuera le fromage, le saint-nectaire, parce que la ferme est dans la zone d'appellation contrôlée, juste à la limite mais encore dans la zone ; dans une ferme organisée comme celle-là, on a besoin d'un ouvrier comme lui pour aider et on peut le payer uniquement si on transforme le lait ; mais tout le monde sait ce que le fis pense ; le fils pense qu'ils travaillent pour payer l'ouvrier, à cause des charges, et que c'est un système périmé.
Joseph économise pour son enterrement, il sait qu'il finira en maison de retraite, il assume sa solitude. Tout vient en vrac, sans aucune amertume : l'école, les humiliations, le frère « qui a tout pris », son histoire d'amour avec
Sylvie lorsqu'il avait trente ans.
Sylvie, l'héroïne fuyante de la principale nouvelle des Filles du Feu de
Nerval.
Cela ne peut vous avoir échappé :
Marie-Hélène Lafon est un écrivain de grande culture mais pas seulement. Ce monde âpre et silencieux qu'elle sculpte de livre en livre est celui de son enfance, elle le connaît de l'intérieur, l'aime et le respecte. Pas de misérabilisme ni de nostalgie. Un monde restitué d'une plume tout en retenue :
Il comprenait que la mère s'était retenue pendant plus de vingt ans avec le père qui avait la langue bien pendue et prenait toute la place ; il sentait aussi qu'elle n'avait plus peur, peur du verre de trop et de ce qui allait avec, peur qu'il arrive un malheur à une bête, que le foin se mouille, que le tracteur tombe en panne, peur des dépenses imprévues et des factures qui restent sur le bord du buffet en attendant que l'argent des veaux rentre, on voudrait bien ne pas voir le coin de l'enveloppe qui dépasse, mais c'est là, et c'est têtu, et il n'y aura pas de miracle.
Joseph et son chagrin d'amour, les choses qu'il n'a pas comprises et qui le hantent, le trou noir de l'alcool et les cures de désintoxication, l'observation du monde qui l'entoure et le comptage obsessionnel des faits et des dates,
Joseph emplit le lecteur d'une sorte d'effroi devant les Vies minuscules (autre référence littéraire, Michon cette fois-ci) dont il ignorait l'existence.
Il était très maigre, ses mains tremblaient, il n'envisageait pas les gens ; et quand on réussissait à attraper son regard qui vous traversait sans vous voir, on ne soutenait pas longtemps ce vertige.
Lien :
http://n.giroud.free.fr