La Rolls avait repris sa route et progressait avec lenteur. Personne n'osait commenter le hasard de cette rencontre entre la mère et la fille. Nul, dans les hautes sphères, n'ignorait qu'elles ne s'étaient pas vues depuis près de treize ans. Et qu'elles se détestaient jusqu'à l' exécration. Leur brouille avait été rendue publique par un coup d'éclat de Nancy, un scandale dont Maud ne se remettait pas. Elle ne l'évoquait jamais. Never explain, never complain : ce silence était bien dans sa manière. Au point que l'on aurait pu la prendre pour un animal à sang froid, dépourvut de toute émotion, incapable du moindre sentiment.
Nancy n'en finissait plus d'égrener la liste de ses griefs envers cette génitrice qui l'avait trahie au plus profond.
Ce qui n'est pas exposé pèse peu. Ce qui n'est pas formulé n'existe pas.
Au lecteur
Maud et Nancy ont bien existé.Si Nancy Cunard compte de nombreux biographes et reste très connue de la postérité pour la justesse de ses combats, la vie de son grand adversaire, sa mère, n'a pas été racontée dans tous ses méandres, ses paradoxes et sa splendeur.Le portrait que Nancy a laissé de Maud, celui d'une mondaine frivole, antipathique et sans intérêt, continue de lui coller à la peau.
(...)
La longue suite de leurs déceptions sentimentales aboutit à la contestation réciproque de leurs existences: refus de se reconnaître l'une dans l'autre, qui devait conduire à leur destruction. Comme le cavalier blanc et le cavalier noir des légendes, la mère et la fille s'affrontèrent dans un duel à mort, sans comprendre que chacune ne s'attaquait qu'à elle-même.
JE NE VEUX PAS ECRIRE CE LIVRE,comme je l'ai dit clairement à mes chers éditeurs.
Mon autobiographie?Mais pour quoi faire?Certainement pas pour me faire plaisir!(...)
Que dois-je dire de moi- même?(...)
Vous combinez les genres, vous mélangez les générations. Vous soutenez la jeunesse et, pour elle, vous osez tout. Vous recevez les poètes les plus obscurs, les écrivains et les musiciens les plus novateurs, avec les hommes politiques au pouvoir. Les bohèmes et les aristocrates, les révolutionnaires et les conservateurs : tous ont droit de cité à vos côtés, pourvu qu'ils fréquentent les hautes sphères, celle de la naissance, de l'esprit ou de la beauté.
Ce n'est pas une histoire d'actes (...), ni même de paroles. Mais de ton. Une inflexion qui m'est réservée... La note dans sa voix quand elle s'adresse à sa fille. Une subtile et systématique condescendance. Un petit quelque chose qui condamne, avant même le début de l'échange.
_Cessez ce cirque:avoir dans votre lit un amant marié ne vous a jamais gênée! Et vous vous souciez comme d'une guigne que le mien ait quelque part une femme et un fils.
Nancy a commencé à me faire honte bien avant sa majorité.En réalité,elle menait une double vie derrière mon dos.
Les hommes politiques,les écrivains et les artistes usaient de son salon comme d'un club.Elle n'y donnait plus les grandes réceptions dont elle avait les secret,mais des soupers fins à huit ou dix personnes.