Citations sur À l'enfant que je n'aurai pas (26)
Je suis pour elle l'exemple même de l'insuccès: désargentée, livresque, dépourvue de tout sens pratique, infichue de me dégoter un mari, nouant des liaisons peu durables, ayant des compagnons qui s'installent dans le provisoire, des amis insolvables, poursuivant des rêves irréalisables, ne possédant rien que je pourrais assigner à chacun de mes enfants (heureusement, j'ai quand même eu l'intelligence de ne pas en avoir), je suis une pauvrette aux prises avec les cruautés du sort, une perdante dans la course aux places, un bouche-trou voué à la figuration. (...) Et comment aurais-je subvenu à leurs prodigalités, moi qui suis une cigale, gaspillant mon avoir dans les librairies, moi qui tombe toujours amoureuse d'irresponsables sans fortune, moi qui n'ai pas un métier solide, mais qui ne suis qu'un écrivain dont les romans ne font pas un tabac?
De ses quatre filles, j'étais celle qui correspondait le moins à ses canons esthétiques. Planche à pain, j'avais les cheveux qui n'ondulaient pas, un front trop bombé, des sourcils mal dessinés, des dents pas du tout éclatantes, des lèvres charnues, indices d'une sensualité à réfréner, une myopie m'obligeant à porter des lunettes aux verres aussi épais que des culs de bouteille, la dégaine d'une iroquoise qui a avalé son parapluie, bref, selon Big Mother, je faisais bien d'être une bûcheuse, car je n'étais pas mariable - qui s'intéresserait à moi, promise à un emploi d'institutrice ou de prof de français, insatisfaite et mal rétribuée? Je m'offusquais de ce mépris pour mes enseignants, sans qui le dressage de Big Mother aurait occasionné un ébranlement. Aller en classe, c'était lui échapper pour quelques heures, fouiner dans les bibliothèques, c'était amasser des trésors et y puiser, pas seulement afin de me doter d'une teinture de culture: forte de ces richesses, je me fabriquais une personnalité, je me blindais contre les méchancetés de celle qui, en tous lieux, se plaisait à nous diminuer, mes sœurs et moi.
[...] dans un monde qui court au désastre, la procréation est un crime [...]
Je sécherais d'isolement : mon microcosme se limitait à l'exécution d’œuvres pas trop difformes, ma bibliographie s'étoffait, pendant que tout me détestait.
Tu ne m'aurais pas pardonné de t'embringuer dans l'aléatoire, de te navrer en m'attelant à des tâches de longue haleine qui me tiendraient éloignée de toi, en abandonnant mon poste alors même que tu compterais sur mon secours, en trichant chaque fois que tu me sonderais sur la profondeur de mon attachement à toi, de ne pas avoir un atome de sagesse, un grain de débrouillardise, d'être moitié adolescente moitié sorcière, mais jamais assez adulte ni maîtresse de moi pour me désenvaser lorsque je serais sur un terrain bourbeux.
Ni mère ni épouse, je m'échinais à être une trouveuse de la littérature sans adhérer à aucune chapelle. Ermite, je déjantais à force de faire le vide autour de moi.
Tu me diras que, en dépit des distances mises entre Big Mother et moi, je ne suis jamais parvenue à couper le cordon ombilical. Je suis toujours cette collégienne complexée, raide comme un manche à balai devant elle, tremblant de l’irriter, d’être sa tête de Turc : aucun de mes faits d’armes ne trouvait grâce à ses yeux, elle s’acharnait à me gâcher mes victoires sur mes paralysies en minorant mes traits de courage. C’est seulement aux alentours de la trentaine que j’ai pu vaincre quelque peu ma terreur d’elle. Mes alternatives de surexcitation et d’asthénie avaient leur source dans mes questionnements sur l’empire de Big Mother. J’escompte toujours qu’elle révisera son jugement, condescendra à me féliciter, reconnaîtra s’être méprise sur mon compte. Mais elle ne s’est jamais dédite, même à présent qu’elle est une vieille femme délaissée, faisant pitié, elle me décoche des sarcasmes : je stagne dans ce qui est pour elle la médiocrité, avec un vague statut de faiseuse de bouquins, je n’ai pas su retenir mes amants de passage, même pas S., manchot cachetonnant dans des pièces expérimentales et qui n’aurait pas eu les moyens d’entretenir les enfants qu’il voulait de moi.
Aurais-tu été d’accord avec elle quand, au fil des ans, tu aurais constaté que je n’ai pas la présomption d’une carriériste se hissant au pinacle, l’adresse d’une accapareuse répandue ?
[…] Lui aurais-tu donné raison quand, en grandissant, tu aurais vu en moi une droguée souffrant d’addiction aux archaïsmes, une hyperémotive qu’un rien déchire, une tératologue réclamant chaque jour sa dose de bizarrerie, une égotiste au byzantinisme agaçant, une tourne-pouce se surmenant par à-coups, un auteur obscur, une abonnée aux flops qui s’en remet grâce à son inconscience ?
« Ces lignes sont une offrande, tu vogues sur un esquif en papier, mais pour moi tu n’es pas une fantasmagorie, tu existes, tu es doué de vie »
« A mesure que je mène à terme cette lettre, dont tu n’es pas l’unique destinataire, car je m’adresse aussi à toutes celles qui se sont dispensées de se conformer aux lois de la nature, je me déleste d’un poids. »
Mon immaturité est à l'origine de ma résolution de rester stérile : j'ai peur d'endosser les conséquence d'une sublimation de mes instincts mortifères, de ne plus être gouvernée pas Thanatos qui m'entraîne vers un confortable néant , où je ne serai comptable de rien : je serai toujours la fille, libre d'entraves, et non la mère aux multiples obligations.