Philippine

Le portrait de Pavlov était accroché au-dessus de son lit ; elle portait en elle un grand roman, ou une pièce de théâtre peut-être, qui bouleverserait la littérature décadente de ce XXe siècle finissant, une œuvre titanesque mariant l’antique et le moderne, incluant la totalité des genres, des sentiments jamais exprimés, les acquis exhaustifs des psychologies freudiennes et comportementales. Avant d’écrire une ligne, elle en connaissait déjà les plus petits rôles; pourtant, elle restait incapable de saisir comment, ce qui dans la vie quotidienne lui paraissait un petit bout de chair amorphe de forme incertaine, devenait dans des films par ailleurs exécrables un outil de dimension impressionnante, aussi gros et sans doute aussi long que son avant-bras. La partenaire possédait-elle un fluide spécial ? De quelle manière le communiquait-elle ? Elle-même serait-elle pourvue un jour de ce fluide ? Ou bien y avait-il deux sortes d’hommes ? Ceux de la vie courante ; et ceux des films, spécimens beaucoup plus rares, soigneusement gardés et protégés dans des enclos secrets? Comment unir Hédonia, l’amante, ou Voluptas, la femme légère, à son héros Archiobéron, prince et mendiant de Byzance au temps de Justinien? Comment décrire des scènes d’amour entre Archibald (double actuel de son héros antique) et Germaine Poignet, sa maîtresse, ou Epoumonia son ex-femme, si elle n’avait pas de réponse à ces questions? Entre Narcisso Maran, meilleur ami d’Archibald, et Exema Sculapini son épouse? Entre Penetracion, la jeune sœur nymphomane de Narcisso, et tous les hommes qui passaient à sa portée ? Comment songer seulement à évoquer les plaisirs des personnages secondaires, soldats, policiers, politiciens, maquereaux, conducteurs de chars, organisateurs de jeux, marchands de fillettes, vendeurs d’amulettes, stylites perchés sur leurs colonnes, esclaves en fuite... sans savoir avec précision ce qui les enflammait, pourquoi et comment, par quel procédé, sous quelles conditions... Entre le processus théorique dont elle n’ignorait rien et sa mise en pratique, elle pressentait l’espace d’un monde.

Elle n’avait pas peur, mais l’étrangeté oppressante de la forêt s’insinua en elle, à mesure que la fraîcheur humide de la terre montait à ses jambes nues, et que les rayons du soleil, barrés par les branchages, lui paraissaient plus lointains, simples rappels en pointillé du monde qu’elle avait quitté. En longeant une mare circulaire, couverte d’une épaisse pellicule verte, elle pressa le pas, comme si soudain, de cette mare trop tranquille pouvait surgir quelque chose, bras, tête, ou serre tendue pour la saisir. Elle avait entendu dire que dans la forêt, dans le désert, là où se déplacer sans point de repère est une nécessité, on n’avance jamais en ligne droite, mais en cercle, vers la gauche pour un droitier, vers la droite pour un gaucher (pour la simple raison que la jambe gauche d’un gaucher – droite d’un droitier – fait des pas un peu plus grands que l’autre). Elle se força à corriger tous les dix pas son erreur involontaire en se tournant de quelques degrés vers la droite, sans illusions sur la rectitude de sa trajectoire, mais résolue à sortir le plus tôt possible de cet univers dense et sombre où elle se sentait quantité négligeable.

Je parle d’amour. De femmes amoureuses. Vous ne savez même pas ce que ce mot veut dire. Une femme qui est prête à vous recevoir n’importe où, n’importe comment, sans en avoir envie, n’est-ce pas la plus belle preuve d’amour ? Une femme toujours humide, que ce soit dans l’ascenseur, en voiture, ou au milieu de la nuit, quand vous avez une insomnie, une femme dans laquelle vous vous coulez comme dans un bain chaud, qui ne dit jamais non, qui ne pense jamais non ! Qui remue si elle sent que vous en avez envie, qui ne bouge pas si on veut qu’elle reste immobile, une femme qui ne se livre pas à de furieuses contorsions au moment précis où vous aimeriez qu’elle vous reçoive en paix, une femme...

Elle haïssait le mélange de sensiblerie stupide et de vanité qui avait poussé la femme à l’appeler Tina ; à part cette peau très blanche, sans grain, et les longs cheveux blond-roux, fins comme des fils de la Vierge, elles n’avaient rien de commun : ni la manière de parler ni la manière de penser ni la couleur des yeux, bleu très clair, parsemés de points bleu foncé pour sa mère, marron sombre pour elle (ce qui prouvait sans conteste possible que Richard – dont les yeux bleu clair sans la moindre tache foncée pour leur donner un semblant de profondeur – n’avait pas contribué à l’engendrer.

L’amour du client pour sa compagne avait une douloureuse contrepartie : dès le début de leur vie commune, il commença à ne plus avoir envie d’elle et ne se résolut pas à le lui dire. Il lui était insupportable de lui infliger de la peine. Elle ne devinait rien. Quand ils s’accouplaient, il était lent à jouir, car son esprit vagabondait. Elle, qui avait plusieurs orgasmes à chacune de leurs conjonctions, n’eût ni compris ni accepté le soudain dégoût qui le crispait quand elle arquait le corps vers lui en balbutiant des mots tendres.