13 décembre
Pour préparer Noël, tout le monde cavale dans tous les sens et Sophie ne fait pas exception. Ce soir, achats à la FNAC. Un monde ! On se bouscule aux caisses, on pose son sac plastique pour payer, on se se chamaille avec le client d'après, on se prend les pieds ici et là...Du coup, quand on rentre chez soi, au lieu de trouver Swordfishtrombones de Tom Waits dans son sac, on trouve bien Tom Waits mais Blue Valentine, ce qui est idiot. Avec ça, on se rend compte qu'on a acheté Les enfants de minuit de S. Rushdie, on se demande pour qui, et comme on a perdu le ticket de caisse, allez donc vérifier...On se contente de noter ça dans son petit carnet.
Les experts étaient pourtant formels et, selon les sources, le pronostic ne variait que de quelques heures : au pire, Sophie Duguet serait arrêtée sous quinzaine. Or, il y a maintenant plus de huit mois que la femme la plus recherchée de France a disparu.
La honte, c'est affreux, ça paralyse.
Elle a appris à se méfier d'elle-même. C'est peut-être même ce qu'elle fait de mieux.
Quoi faire maintenant ? Elle hurlerait si elle pouvait, mais curieusement, elle ressent quelque chose qui est souvent revenu par la suite, quelque chose de très étrange, de presque rassurant, comme au cœur de ces grandes peurs enfantines où, du fond de l'angoisse, émerge la ténue mais absolue certitude que tout ce que l'on vit n'est pas si vrai que cela, qu'au-delà de la peur, il y a une protection, là, quelque part, que quelque chose d'inconnu nous protège...
Là, tout de suite, elle n'a pas d'explication à ce qui lui arrive. Il faudrait réfléchir, elle en est incapable. Sa pensée butte sans cesse sur le même constat : ce qui lui arrive est impossible.
Qu'est-ce qu'elle fait là ? Et d'abord, où est-elle ? Elle veut regarder l'heure mais elle n'a plus sa montre. Elle était pourtant sûre de l'avoir... Non, peut-être pas. Elle ne se souvient plus. Rue du Temple. Bon Dieu, il ne lui a pas fallu une heure et demie pour venir jusqu'ici... Qu'est-ce qu'elle a fait de tout ce temps ? Elle est allée où ? Et d'abord, Sophie, où vas-tu ? Tu as marché depuis la rue Molière jusqu'ici ? Tu as pris le métro ?
Le trou noir. Elle sait qu'elle est folle. Non, elle a besoin de temps, c'est tout, d'un peu de temps pour se concentrer. Voilà, c'est ça, elle a dû prendre le métro.
C'était le mot : "Sophie est distraite", mais elle se consolait parce qu'elle l'avait toujours été. Puis sa distraction était devenue de la bizarrerie. En quelques mois, tout s'était brutalement déglingué. Oubli des rendez-vous, des choses, des gens, elle se mit à perdre des objets, des clés, des papiers, à les retrouver, des semaines plus tard, dans les endroits les plus incongrus. Malgré son calme, Vincent s'était peu à peu tendu. On pouvait comprendre. À force... Oublier sa pilule, perdre les cadeaux d'anniversaire, les décorations de Noël... Ça agace les caractères les mieux trempés. Sophie se mit alors à tout noter, avec le soin scrupuleux d’une droguée en démarche d’abstinence. Elle perdit les carnets. Elle perdit sa voiture, des amis, elle fut arrêtée pour vol, ses perturbations contaminèrent peu à peu tous les compartiments de sa vie et elle commença, comme une alcoolique, à dissimuler ses manques, à tricher, à masquer pour que ni Vincent ni personne ne s’aperçoive de rien. Un thérapeute lui proposa une hospitalisation. Elle refusa, jusqu’à ce que la mort vienne s’inviter dans sa folie.
Je me surveille comme une ennemie – Sophie
Sophie reste de longues heures ainsi, à laisser rouler en elle des images de sa vie. Les larmes comme toujours coulent seules, sans elle, hors d'elle. Elle glisse vers des sommeils dont elle a peur.