Vienne 1925. Un homme est assassine mysterieusement. C'est un ancien officier d'un regiment autrichien de dragons (ou d'uhlans? Je m'emmele les pinceaux),
le Regiment des Deux Siciles. Les quelques compagnon d'armes qui restent de ce regiment decime a la guerre, essaient de mener, parallelement a la police, leur enquete. Et voila qu'ils disparaissent ou meurent a leur tour, en des circonstances etranges.
Une intrigue policiere qui va etre elucidee en fin de roman, comme il se doit.
Comme il se doit? Pas vraiment. La fin est un peu catapultee et si elle met la lumiere sur l'assassin, elle ne desembrouille pas tout, et on a l'impression que c'est un impot que l'auteur doit payer au lecteur, et qu'il le fait de mauvaise grace. Il s'en serait bien passe. Parce qu'il est clair que l'intrigue n'est pour lui qu'une excuse. Et tres vite cela est evident pour le lecteur aussi: l'habit ne fait pas le polar et si ce livre feint de l'etre, il s'en dement et le desavoue a chaque page (ou au moins apres les 20 premieres).
L'intrigue n'est pas mince mais elle est coupee, traversee, alourdie, par des monologues, des recits, des digressions, qui servent peu ou pas du tout la solution de l'enigme. Qui peuvent fatiguer le lecteur, lui faire lacher prise. Mais justement ce sont ces longues parentheses, ces a-cotes, qui font l'intensite de ce roman. Il y est question de mort? Plutot de la mort comme destin originel. La mort de tout un chacun et la mort d'une societe, d'une civilisation, d'un monde. de hasard? Plutot d'un hasard ordonne et obligatoire. Ou la chance n'est que causalite. Ou la realite et l'impression se melent en un combat douteux. Il y est question du passage du temps, dansant une drole de danse, deux pas en avant un pas en arriere, sur un air enchevetrant des notes de passe present futur. Il y est question d'identite, changeante, double, et peut-etre toujours pourtant unique. Et il y est question, presque a chaque page, de cette entite supranationale, blamee par les uns et pleuree par les autres, l'empire austro-hongrois. Mais est-ce que c'est vraiment de cet empire, seulement de cet empire, cette double monarchie, que nous parle l'auteur?
Des officiers d'un regiment d'uhlans (de dragons?)meurent en temps de paix. Hasard? Ou est-ce que ce n'est qu'une mort retardee, et ils ne font que rejoindre leurs camarades morts a la guerre, ce qui etait leur destin depuis toujours? Quelqu'un le dit dans le roman: “parce qu'un soldat qui n'est pas tombe dans l'action n'a pas realise tout ce qu'il etait determine a accomplir. Et le soldat est resolu a mourir". Et dans un autre passage le commandant du regiment voit – en un reve eveille – une multitude de soldats, tout son ancien regiment, qui sondent la terre avec leurs armes: ils cherchent leurs propres tombes! Et je me rappelle que dans un autre livre de Lernet-Holenia, dans “
Le baron Bagge", tout un regiment etait annihile lors d'une charge, ou il n'y avait qu'un rescape. Ici il y en aura finalement trois. Mais avec le regiment c'est toute une tradition de l'armee qui est aneantie, une tradition qui en fait date de temps immemoriaux. Pour preuve, la premiere victime, l'officier von Engelshausen, avait emis de son vivant le souhait d'etre enterre dans son uniforme bleu et rouge, celui des dragons d'avant la guerre de 14-18, un uniforme qui date des guerres napoleoniennes. Mais un de ses camarades dit: “Vous lui remettrez son uniforme blanc”. Les uniformes blancs étaient ceux de la cavalerie habsbourgeoise depuis 1720 environ, c'est a dire encore plus anciens. Je pense donc qu'ont raison ceux qui voient dans l'empire que Lernet-Holenia pleure une structure beaucoup plus ancienne que la double monarchie austro-hongroise, une structure spirituelle qui daterait de la fin du moyen age. Encore une fois, le passe et le present se marient chez cet auteur. Il discourt enormement sur le passage des temps, mais le temps pour lui c'est le long cours, et dans ce long cours il percoit la guerre de 14-18 comme une coupure brutale, comme une fin. Et la double monarchie n'est peut-etre pas ce dont il faudrait etre nostalgique, mais ce qui est deja en decomposition, ce qui a deja attrape le “virus des cadavres", comme cet officier qui en trepassera dans le livre.
L'auteur joue aussi un peu avec le fantastique, avec deux personnes differentes qui semblent avoir le meme passe, qui se doublent et se dedoublent. Ont-ils la meme identite? Et qu'est-ce qu'une identite? Qu'est-ce qui la caracterise, la definit? Comment les autres la percoivent-ils? Peut-etre comme un des composants de la personnalite, peut-etre comme ce qui conditionne toute personnalite. Rien n'est sur, rien n'est clair.
J'arrete la ma peroraison. Nombreux sont ceux qui rangent Lernet-Holenia parmi les grands auteurs de la Mitteleuropa disparus. Je crois qu'avec raison. Mais il est surement de ceux qu'il est plus ardu de lire. Ce livre, deguise en polar, est bourre de passages ou il faut s'accrocher. Moi aussi j'ai du lutter avec moi-meme pour ne pas lire en diagonale par moments. Mais l'obstination est payante: sans nul doute c'est en fin de compte un livre tres interessant. Un livre qui ouvre des portes. Les ayant poussees, les ayant passees, je ne suis pas sur de bien delimiter, de bien apprehender les endroits ou elles m'ont mene, mais je reste ravi de ce que j'ai pu ou cru voir.