Jacques avait pris la parole pour raconter que ses parents avaient caché des gens, et bien qu'étant très jeune à l'époque, il s'en souvenait, et aussi des repas animés, des enfants plus âgés que lui et avec lesquels il jouait. Pour lui, ce n'était pas la guerre, il croyait que c'était la vie d'accueillir des gens que l'on ne connaissait pas et qui vous arrivaient comme un cadeau.
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Derrière la fenêtre, j'observais un chat sur l'un des balcons de l'immeuble d'en face qui tentait de se mettre à l'abri sous une toile cirée recouvrant tout un bric-à-brac. Il ne parvenait pas à se faufiler sous ce toit de fortune et sa détermination était pathétique. Il essayait en vain diverses stratégies, grimpait sur la surface lisse et luisante de la toile, retombait, contournait l'obstacle et revenait toujours au même point. Son état pitoyable, le poil collé par la pluie sur son corps maigre, rendait la scène encore plus touchante. Je ne pouvais rien pour lui, et j'ai quitté la fenêtre, effrayée tout à coup par un effet de miroir qui me renvoyait une image aussi désespérante que ma situation.
Après la guerre, il faut beaucoup d'amour. Tout ce désordre, tout ce fracas donnaient envie d'être bien ensemble et vivants.
Ma place n'avait rien d'évident dans ce monde étrange. Je commençais même à penser qu'il était raisonnable de l'admettre et peut-être d'en rester là, malgré les jours à venir, les dépenses modestes et néanmoins incontournables qui se profilaient.
Cette nuit-là, j'avais dormi avec les garçons. Après la guerre il faut beaucoup d'amour. Tout ce désordre, tout ce fracas donnaient l'envie d'être bien ensemble et vivants.
Selon elle, le cinéma en noir et blanc était le seul vrai cinéma, parce qu'il pouvait tout à la fois la transporter ailleurs et au plus secret de la vie.
Un matin d'août, je l'avais découverte en larmes. Pendant la nuit, un mur avait surgi en plein cœur de Berlin, un mur imbécile qui découpait la vie des gens comme un boucher tranche dans la viande. Tout cela me paraissait tellement absurde que je pouvais croire à une mauvaise plaisanterie. Je tenais déjà les adultes pour des enfants malveillants, investis de pouvoirs hasardeux, conduisant parfois au désastre.
[...] Des années plus tard, lorsque le mur fut enfin détruit, il me semblait l'apercevoir sur les images d'actualité, perchée sur les ruines, riant et pleurant avec la foule devant les trous béants, jeune pour toujours et heureuse.
Pourtant, lorsque, dans le métro, je croise des gens heureux qui parlent une autre langue que la mienne, quelque chose en moi bouscule l'ennui qui ressemble à des voyages manqués, que peut-être je n'ai pas su faire...
Je découvrais que les rêves fous n'appartenaient pas qu'aux enfants.
Le Boléro de Ravel ressemblait tout à coup à ces musiques de films qui surchargent l'image pour mettre le spectateur en alerte.