Il est des êtres pour qui le monde environnant, la société où ils doivent évoluer ne semblent pas être en adéquation avec leurs aspirations. Ou peut-être dirait-on qu'ils n'envisagent rien en terme d'immuabilité, toujours en partance qu'ils sont, parfois malgré eux : seulement en demande d'un morceau d'embauche, entre deux emplois, histoire d'oublier pour un temps les contraintes matérielles, entre deux histoires de sentiments, pour ne pas appartenir -surtout pas - pour ne pas avoir à se projeter dans un avenir trop lointain avec « un autre » qu'on a déjà quitté en le rencontrant, préférant osciller entre deux imaginaires où tout reste possible.
Emma est de ceux-là.
Entre deux entretiens d'embauche, pas vraiment motivée, si ce n'est qu'il faut bien vivre, seule dans son appartement avec un voisin qui vient d'emménager et une lettre inattendue qu'elle vient de trouver dans sa boite aux lettres et qui va faire se rembobiner le fil de la mémoire jusqu'à un été de son adolescence. Une lettre qui crée soudainement un besoin : essayer de retrouver un équilibre qui ne peut exister que dans les lieux où les souvenirs demeurent.
Un été capital, de ces périodes qui font naître en vérité, ou tout simplement renaître , grandir, être, exister, entrer enfin dans la vie. Ses parents partant pour l'étranger, ils la confient à une connaissance - Gisèle - citadine qui s'est exilée à la campagne, passionnée de cinéma -noir et blanc parce que « le cinéma en noir et blanc était le seul vrai cinéma, parce qu'il pouvait tout à la fois la transporter ailleurs et au plus secret de la vie. »!- de jardin, d'histoires, de l'Histoire, et de musique, Gisèle qui vibre au rythme de l'actualité de ces années soixante, et qui accueille Emma comme une adulte qu'elle est en devenir.
Emma et ses deux amis, Fred et Paul, sorte de trio à la « Jules et Jim » vont pendant ces jours passés au milieu de la nature et des animaux, embrasser la réalité de l'existence la leur et celle de certains êtres qu'ils portent en eux : c'est le temps des discussions enflammées sur l'actualité , des prises de position qui en font évoquer d'autres dont les échos n'ont pas cessé de gronder, ce sont les échos lointains de la guerre d'Algérie qui résonnent quand ceux de la seconde guerre mondiale ne se sont pas encore tus…
L'importance des séances de cinéma comme autant d'échappatoires, comme autant d'arrêts sur images d'une vie qui ne peut que seulement se rêver.
Les récits de
Michèle Lesbre ont un caractère intimiste : peu de personnages, un quotidien aussi riche qu'il est banal, l'eau -ici, un lac -qui engloutit les questions qui restent sans réponses, les trains qu'on prend pour retrouver celui qu'on a perdu, pour découvrir des contrées qu'on espère. L'Italie en filigrane, pays où les souvenirs pourraient rejoindre un quotidien si on le désirait, un quotidien qui s'avérerait peut-être si terne et pâle dans sa réalité qu'il vaut mieux se contenter de faire revivre les moments heureux en se les remémorant.
Et puis la perte, la solitude, le regrets, le deuil… Finalement tout ce qui forge une existence, tout ce qui fait prendre les
chemins de traverse jusqu'à ce qu'Emma rencontre la clef pour déverrouiller ces sentiments , décider d'alle r de l'avant et renaître parce que c'est permis encore une fois.
Un texte pudique, d'une grande poésie, bercé par les accords du
Boléro de Ravel, lent, lancinant, dont le thème revient sans cesse sur lui-même comme pour s'enrouler, en créant une spirale protectrice, un peu comme la vie qu'avait choisie Emma jusqu'à ce que la lettre fasse tout voler en éclats.
(Août 2021)