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Critique de Creisifiction


Un des titres phares de la littérature occidentale du XXème siècle, chef-d'oeuvre post-moderne puisant largement dans la matière sonore et dans la liberté de construction propres à la poésie, sublime et grandiose, ou bien oeuvre ampoulée et monotone, pur délire mescalin sans queue ni tête, imposture littéraire constituée d'un ramassis de divagations éthyliques parfaitement illisible ?

SOUS LE VOLCAN reste en essence, et depuis sa genèse même pourrait-on dire, une oeuvre maudite par excellence, qui continue toujours à partager les lecteurs. Un roman qu'on vénère ou qu'on déteste tout aussi ardemment.
Sa reconnaissance littéraire proviendra initialement d'un cercle restreint d'intellectuels, de critiques littéraires et d'un nombre plutôt modeste de lecteurs, objet pendant longtemps d'un succès plutôt «d'estime» que de public comme on dit, celui-là même dont auront bénéficié au départ le Procès de Kafka ou l'Ulysse de Joyce.

Écrit et réécrit inlassablement pendant dix ans, entre 1936 et 1946 (au moins quatre versions du manuscrit dans son intégralité verront le jour!), sauvé in extremis d'un incendie qui avait ravagé le bungalow où Malcolm Lowry s'était réfugié avec sa compagne (et où par ailleurs une partie considérable de son oeuvre était bel et bien partie en fumée), refusé à plusieurs reprises par les éditeurs auxquels il sera proposé, avant d'être finalement publié, en 1947, le livre aura un accueil mitigé et restera, malgré un certain retentissement à l'époque de sa publication, considéré comme un roman prétentieux, marginal ou réservé à des happy few.

Dix années après sa publication, Malcolm Lowry, alcoolique, dépressif et suicidaire, meurt à 48 ans dans une relative indifférence générale. Ainsi, n'aura-t-il pas vécu suffisamment pour voir son oeuvre se transformer en roman-culte et être progressivement reconnue à travers le monde par un nombre grandissant d'admirateurs inconditionnels, auxquels, soit dit au passage, je me joins désormais sans la moindre hésitation!

Susceptible, il est vrai, de bousculer profondément l'esprit et la logique avec lesquels on a l'habitude d'aborder un roman, SOUS LE VOLCAN, faut-il vraiment encore le rappeler, est une lecture exigeante, qui engage corps et âme son lecteur et ne cesse de le ravir à son contrôle des choses, de l'égarer régulièrement dans ses longs et imprévisibles méandres. S'obscurcissant radicalement d'un coup, l'empêchant parfois d'y voir quoi que ce soit clairement, l'enveloppant provisoirement dans de longs passages d'un apparent non-sens qui peuvent le dérouter, voire le harasser quelque peu, pour ensuite, au détour d'une phrase, le rattraper à nouveau complètement ébloui, le récit s'étant subitement emparé d'un lyrisme dont l'éclat sidérant finit par le subjuguer: vaincu, pantois, lisant et relisant parfois inlassablement un paragraphe, pourquoi pas à voix haute et à moitié hébété...
A défaut donc d'un effort, d'un engagement et d'un renoncement certains, surtout à ses débuts, je parie qu'on risque de ne pas dépasser le premier chapitre de ce livre immense, monstrueusement beau! La fameuse formule anglo-américaine me semble, en l'occurrence, tout à fait pertinente : no pain, no gain !

UNDER THE VOLCANO a fait l'objet de deux traductions différentes en français. La première datant de 1949, intitulée AU-DESSOUS DU VOLCAN, serait apparemment plus appliquée et studieuse, mais aurait par contre négligé considérablement la beauté musicale et la portée poétique au détriment de la littéralité du texte, sans pour autant rendre plus facile une lecture qui foncièrement ne l'est pas... La deuxième (1987), celle que j'ai lue, titrée SOUS LE VOLCAN et traduite par le poète Jacques Darras, est de mon point de vue tout simplement magistrale! Portée par un souffle et une inventivité phénoménale, on lui aurait cependant reproché de prendre trop de libertés par rapport à l'original.
Eternelle querelle de traducteurs ! En tout cas, je ne peux que vous conseiller cette superbe version de Jacques Darras, rééditée en 2018 par Grasset avec, en bonus, l'intégralité de la très longue lettre (quarante pages !) que Malcom Lowry avait adressée en 1946 à son éditeur et dans laquelle il refusait toutes les modifications que ce dernier lui avait demandé d'intégrer au manuscrit original. Document rarissime sur la genèse d'une oeuvre littéraire qui, en outre, permet au lecteur de poursuivre pendant un moment l'exploration guidée de ce labyrinthe que Lowry lui-même décrivait comme ayant été conçu à l'image de l'architecture baroque des cathédrales mexicaines.

D'inspiration autobiographique, SOUS LE VOLCAN relate, sur la durée d'une seule journée, la déchéance implacable de Geoffrey Firmin, consul britannique dans une ville mexicaine située «au surplomb d'une vallée dominée par deux volcans, à six mille pieds au-niveau de la mer», rongé par l'alcoolisme, par des souvenirs liés à des évènements tragiques de son passé, ainsi que par la séparation douloureuse avec sa femme, Yvonne, partie depuis plus d'un an.
Le retour inespéré de celle-ci à Quauhnahuac, le jour de la fête des Morts au Mexique, va précipiter les protagonistes de ce drame aux accents de tragédie antique (une longue citation de Sophocle lui sert d'ailleurs d'exergue) dans un tourbillon de passions contradictoires, traversé à tour de rôle par des longs flash-backs et par des projections idéalisées d'un avenir auquel ils tenteront vainement de se raccrocher, naviguant à vue entre espoir et désespoir, entre désir d'aller de l'avant et tentation compulsive de se laisser définitivement consumer par les regrets et les fautes passées dont ils ne cessent de s'accaparer.
Yvonne, incarnation remarquable de l'éternel féminin, se retrouve au centre d'un triangle amoureux funeste constitué par Geoffrey et son frère Hugh. Enfin, un ami du Consul, le français Jacques Laruelle, tombé lui aussi autrefois sous le charme de la belle insaisissable, en deviendra le témoin privilégié, le coryphée s'adressant après-coup au lecteur, un an après cette journée fatidique du 2 novembre 1938.

Il est difficile d'éviter toute comparaison entre SOUS LE VOLCAN et l'Ulysse : même découpage temporel sur une journée, même transfiguration symbolique des éléments composant la structure de base du roman, douze heures, douze chapitres ; des personnages aussi, ici quatre personnages au centre de l'intrigue renvoyant aux quatre éléments de la philosophie naturelle, feu, terre, eau et air ; de l'environnement matériel et de la nature, traités également de manière expressionniste et en miroir aux vicissitudes du paysage intérieur des personnages. Même omniprésence enfin des effets radicaux de courant-de-conscience, «stream of consciousness», ou faudrait-il peut-être parler ici plutôt d' «inconsciousness» : lave inconsciente émergeant en volutes mescalines et en longues circonvolutions éthyliques, posant à chaque éruption les mêmes désespérantes et sempiternelles questions liées à l'impermanence de tout et au sens impénétrable des choses : dans quel but tourne la roue de l'univers...?
Prévoyant sans doute l'inéluctabilité d'une telle comparaison, dans la longue lettre adressée à son éditeur, Malcolm Lowry s'inscrit, dit-il, à l'opposé de la démarche de Joyce, déclarant avoir en fin de compte opté «dans la mesure du possible» pour une «méthode de simplification d'éléments à l'origine plus déroutants, plus complexes et ésotériques dans leur manifestation, au lieu de l'inverse», tel qu'aurait, selon lui, choisi l'auteur d'Ulysse.

En tout cas, si SOUS LE VOLCAN semblerait par principe beaucoup plus accessible que l'Ulysse (même si à vrai dire je n'en sais pas trop, n'ayant toujours pas eu le courage d'essayer de gravir cet autre sommet littéraire, encore trop vertigineux à mes yeux!), j'ai quand-même eu le sentiment d'avoir lu, à l'instar de ce que j'ai entendu à propos du roman-cathédrale de James Joyce, un livre qu'on ne finirait jamais de lire, qu'on pourrait au même titre relire indéfiniment, trouvant à chaque relecture de nouvelles correspondances, des interrelations passées inaperçues lors des lectures précédentes, des sens nouveaux, ainsi que des échos à d'autres oeuvres littéraires et artistiques.

En définitif, par-delà toute appréciation personnelle relevant du plaisir que chaque lecteur a pleinement le droit de revendiquer pour juger subjectivement toute entreprise littéraire, il me semble qu'on ne peut pas éviter de rendre hommage ici au génie à l'origine de cette oeuvre monumentale. Personnellement, j'ai été bouleversé par ce roman certes exigeant, mais qui, de mon point de vue, ne mériterait pas pour autant d'être caricaturé comme une lecture pour «intellos» (quel mot insupportable d'ailleurs, comme s'il y avait des gens qui lisaient avec la tête et d'autres avec les pieds, ou les tripes, ou je ne sais quoi d'autre de plus ou moins valorisé, ou dévalorisé, selon les angles d'approche des uns ou des autres !).

Je préfère pour ma part penser que c'est un livre susceptible de toucher tous ceux qui, justement, peuvent apprécier de s'aventurer dans des univers fictionnels où il faut renoncer par moments à toute priorité «intellectuelle» rendant une lecture décodable, rassurante et proche de nos repères cognitifs habituels, pour s'abandonner à l'entropie, à la puissance et à la beauté dans l'expression de cette part de la subjectivité humaine résistant farouchement à toute interprétation, à toute logique donc purement raisonnée et raisonnable!

Pour ce qui me concerne, 5/5, cinq étoiles, plus les Pléiades, et allez, Sirius et Aldébaran aussi !

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