Je cherchais dans le sens où, avant l'accident, j'avais l'habitude de voir. Et cela faisait une peine, un manque, quelque chose comme un vide. Cela me donnait ce que les grandes personnes appellent le désespoir, je suppose.
Enfin un jour (et ce jour vint très vite), je m'aperçus que je regardais mal, tout simplement. Je faisais à peu près l'erreur qu'une personne qui changerait de lunettes ferait si elle ne s'habituait pas à accommoder d'une façon nouvelle. Au fond, je regardais trop loin, et je regardais trop vers l'extérieur.
Être libre, je le voyais, c'était, acceptant les faits, de renverser l'ordre de leurs conséquences.
Le cycle des réincarnations successives, en particulier, donnait à ma conscience un repos complet. [...] Nous voilà d’autre part partiellement maîtres de notre aventure personnelle, coupables non plus, comme tant de religions nous l’enseignent, d’exister, de naître et de mourir, mais coupables seulement d’exister dans l’abandon à la matière, dans l’oubli de nous-mêmes. Enfin l’éternité ne se projette plus ainsi, inexplicablement dans l’avenir, mais baigne notre vie, notre vie dérisoire et essentielle à la fois, de toutes parts.
Et, si elle vous surprend, c’est que vous oubliez combien il est difficile à ceux qui possèdent quelque chose - des yeux, la chance ou le bonheur - de le savoir, et de s’en servir.
Ils ne s’intéressaient vraiment qu’aux choses dont ils avaient besoin tout de suite, dont ils se servaient. Je n’avais pas encore envie de me servir des choses : j’avais envie de les regarder.
Je voulais jouer ma vie, non pas la regarder venir ; je voulais prendre.
La vie, ce n’était pas une chose qui tombait sur mon visage toute fraîche, comme une pluie, ou dans mes mains, toute ronde comme un fruit, mais un flot qui montait du dedans de moi et que je pouvait ou bien tenir à l’intérieur et calmer, ou bien précipiter vers le dehors.
J’y étais presque toujours seul, mais c’était une solitude que je découvrais peuplée. Et peuplée par toutes les formes et toutes les inventions d’un personnage que, jusqu’alors, je ne connaissais pas : moi.
Et c’est pourquoi je raconte si volontiers mon histoire accidentellement heureuse. Il n’est rien que je désire tant que de ne pas être une exception.
Je n’avais jamais à faire que la moitié du chemin. L’univers était complice de tous mes désirs.