Grace

Elle courbe l'échine pour déplacer le chargement de pierres, et ses doigts deviennent des rubans déchirés, ses épaules deux oiseaux hurleurs.

Ce ciel est capable d’assez d’astuce pour redonner espoir au cœur.

Les choses qu’elle croise en chemin, elle se met à les compter par série de sept, le chiffre de la chance. Sept pas en avant et on recommence. Sept touffes de joncs. Un sextuor de pivoines en bouquet près d’une riche demeure, et voilà qu’elles s’écartent pour révéler la septième.

Elle n'aspire qu'à se retrouver seule avec elle-même car certaines émotions agitent en elle de sombres pensées. Non pas qu'elle désire la mort à proprement parler - elle voudrait surtout disparaître sans en porter les conséquences. Se détacher de la branche comme une feuille d'automne. Etre comme le ciel au crépuscule, qui s'abîme peu à peu vers le noir sans sans en avoir conscience. Se séparer de soi comme lorsqu'on s'endort.

C'est l'espoir qui les aide à tenir debout.. Qui les convainc de rester à leur place et les empêchent de se rebeller.

Dehors, la poigne du froid les accueille comme s'il n'était venu là que pour elles, embuscade d'une bête vorace dans le gris âpre du petit jour. Pourtant on n'est pas encore au plus vif de l'hiver, même si les arbres, dans leur nudité de vieillards promis au châtiment, se serrent les uns contre les autres sur une terre figée dans la stupeur de l'attente. Ce sont des sorbiers aux branchages sans grâce, amoindris et contorsionnés, comme démunis face à ce sol ingrat, et qu 'étiolent sous la pesée du ciel. Sarah et sa fille s'avancent sous la ramée, cette fille pâle au torse de garçon, quatorze ans et des cheveux longs qui retombent devant son visage si bien que la mère ne distingue que ses dents et la grimace qu'esquissent ses lèvres.

L'inertie des champs, les arbres défeuillés pourraient nous donner des leçons de résistance, ils demeurent immobiles tout du long, en attendant que la saison retrouve son bon sens.

Son regard se tourne alors vers la danse d'une pie solitaire à côté du clocher. Bien malgré elle, elle se sent fascinée par ces oiseaux de mauvais augure. Quand on les observe de près, on se rend bien compte que leur plumage n'est pas noir, mais plutôt turquoise et vert jade - pourtant elle ne peut s'empêcher d'y voir des messagers de malheur. Elle continue à observer la voltige tapageuse de l'oiseau. Une pie c'est jour de chagrin, dit-elle, mais deux annoncent beaux lendemains. Elle pousse un soupir de soulagement lorsqu'une deuxième se joint à la première. Est-il possible, fait Colly, que la venue d'un oiseau renverse le cours de la fortune ? Ils vaquent à leurs affaires sans employer la moindre magie, sans même avoir conscience qu'on existe. Ils sont piégés dans leur monde de pies et ils s'occupent de ce qui les regarde. Qui sait s'ils ne pensent pas en nous regardant qu'on leur porte malheur ? Ce qui se raconte à propos des pies, je suppose que ça sert à apprendre aux gens que la vie est pleine de caprices - en un instant on bascule de la peine au bonheur, et la roue de la vie ne cesse jamais de tourner.

À ses propres oreilles résonnent toujours les histoires de Clackton, à propos de ces corps pris dans la tourbière. Les victimes de meurtres. Ceux qui ont sombré vers la mort, les pochards et les imprudents qui sont tombés dans des trous et n'ont pas réussi à s'en tirer, les païens noyés au fond des lacs, les jeunes filles égorgées au cours de rituels et offertes aux divinités, les femmes enlevées à leurs proches par des brigands violeurs, les guerriers illustres engloutis par l'oubli, les chefs de clan assassinés, les enfants disgraciés par une main ou un bras malformé, les nouveau-nés venus trop tôt sans la bénédiction de Dieu, rejetés par leur mère ou sacrifiés à cause d'un jumeau, les infirmes et les contrefaits lapidés derrière un buisson, les égarés et les oubliés de l'histoire, gisant tous au coeur de ces ténèbres. La tourbière est comble de ces cadavres qui reposent embusqués, avec leurs longs doigts bruns et leurs grands ongles crochus qui s'obstinent à pousser après la mort, n'attendant que l'instant de se délivrer de la tombe.

Tu y mets trop les formes. Tu dois prendre la voix de quelqu'un qui a l'habitude de commander, même si c'est pas le cas. Comme si tu avais un chien avec toi, qui attend après les ordres. C'est ainsi que les hommes parlent, je te jure.