Et la vraie littérature était cette magie dont un mot, une strophe, un verset nous transportaient dans un éternel instant de beauté.
... et tous ces livres qui s'ouvraient sur les mots si chers par le seul aspect de leurs caractères.
C’était peut-être ces dates qui me donnaient le vertige. Je percevais leur temps avec la sensibilité d’un halluciné. Né le 6 mars 1849. Rappelé à Dieu le 12 décembre 1901. Ces intervalles se remplissaient de rumeurs, de silhouettes, de mouvements mélangeant histoire et littérature. C’était un flux d’image dont l’acuité vivante et très concrète me faisait presque mal. Je croyais entendre le froissement de la longue robe de cette dame qui montait dans un fiacre. Elle rassemblait dans ce geste simple les jours lointains de toutes ces femmes anonymes qui avaient vécu, aimé, souffert, avaient regardé ce ciel, respiré cet air…
Oui, un voyage d’un nul part vers un ailleurs. Dès que l’endroit où je m’arrêtais commençait à s’attacher à moi, à me retenir dans l’agréable routine de ses jours, il fallait déjà m’en aller. Ce voyage ne connaissait que deux temps : l’arrivée dans une ville inconnue et le départ d’une ville dont les façades se mettaient à peine à frémir sous le regard.
Parler était la meilleure façon de taire l'essentiel.
La vie ne se souciait pas de la cohérence du sujet ; elle déversait son contenu en désordre, pêle-mêle. Par sa maladresse elle gâchait la pureté de notre compassion et compromettait notre juste colère. La vie tait en fait un interminable brouillon où les événements mal disposés empiétaient les uns sur les autres, où les personnages, trop nombreux, s'empêchaient de parler et de souffrir, d'être aimés ou haïs individuellement.
C'est ainsi que sont observés (je l'apprendrais bien plus tard) les lieux et les visages qu'inconsciemment nous situons déjà dans le passé.
Mais ce soir de mai, tellement tiède que ma tante avait ouvert la fenêtre de notre cuisine, je compris que dans cette vie il n'y avait aucune logique, aucune cohérence. Et que peut-être la mort seule était prévisible.
Comment se fait-il, me demandai-je avec angoisse, que toutes ces passions, douleurs, amours, paroles laissent si peu de traces ?
Les gens parlent car ils ont peur du silence. Ils parlent machinalement, à haute voix où chacun pour soi, ils se grisent de cette bouillie vocale qui englue tout objet et tout être. Ils parlent de la pluie et du beau temps, ils parlent d’argent, d’amour, de rien. Et ils emploient, même quand ils parlent de leurs amours sublimes, des mots cent fois dits, des phrases usées jusqu’à la trame. Ils parlent pour parler. Ils veulent conjurer le silence…