Citations sur Le Voyageur et la Tour : Le lecteur comme métaphore (11)
Le livre est bien des choses. Lieu où repose la mémoire, moyen de surmonter les contraintes de temps et d’espace, site de réflexion et de créativité, archives de notre expérience personnelle et de celle d’autrui, source d’illumination, de bonheur et, parfois, de consolation, chronique d’événements passés, présents et à venir, miroir, compagnon, enseignant, évocateur des morts ou simple amusement, le livre en ses multiples incarnations, des tablettes de glaise à la page électronique, fait depuis longtemps office de métaphore pour nos concepts et travaux essentiels.
Nous sommes des créatures qui lisons, nous ingérons des mots, nous sommes faits de mots, nous savons que les mots sont notre mode d'existence en ce monde, c'est par les mots que nous identifions notre réalité et au moyen des mots qu'à notre tour nous sommes identifiés.
" Les personnages littéraires sont des sables mouvants ", a écrit le critique américain Blakey Vermeule dans un essai fascinant. " Ce sont des télescopes. [...] Ils nous offrent des perspectives. "
LIRE POUR VIVRE
La fiction en ce sens est exemplaire et si le nombre apparemment infini des intrigues ne vient pas à bout des possibilités de nos relations au monde, certains éléments, un épisode ou un personnage donnés, un détail particulier dans une histoire éclaireront peut-être pour nous un instant décisif dans notre vie. Chesterton affirme que “quelque part, dans n’importe quel livre, sont enchâssés cinq ou six mots pour lesquels tout le reste aura été écrit” ; c’est à travers ces cinq ou six mots que les lecteurs cherchent, consciemment ou inconsciemment, à comprendre quelque chose de leur propre existence.
Le texte a créé le paysage à parcourir et annulé les distances réelles entre les lieux ainsi que les peines correspondantes du voyage matériel
Augustin avait noté que la lecture était une forme de voyage "non dans les lieux mais dans les sentiments inspirés par ces lieux".
L'épopée de Gilgamesh, écrite dans un dialecte akkadien du IIe millénaire avant notre ère, est vraisemblablement la recomposition d'une série de poèmes akkadiens antérieurs, inspirés eux-mêmes d'anciens textes sumériens. On peut donc dire de l'épopée telle que nous la connaissons qu'elle a été composée au long de plusieurs siècles, revue et mise en forme à la fin par un prêtre érudit dont le nom selon la tradition, était Sin-leqi-unninni.
À partir d’une métaphore fondamentale identificatrice, la société développe une chaîne de métaphores. Du monde comparé à un livre, on passe d’un livre comparé à un voyage et l’on voit ainsi le lecteur comme un voyageur parcourant les pages de ce livre
L'expérience du voyage est, pour Montaigne comme pour Nooteboom, à l'instar de l'expérience de la lecture, un exercice de réflexion sur soi-même.
Mais, aujourd'hui, pour la majorité des voyageurs, un élément essentiel de l'expérience consiste à éviter de se retrouver face à soi-même. Le conseil trop célèbre que donne E.M. Foster "Connectez vous" a pris la forme d'une connexion universelle dénuée d'intelligence, l'impression que grâce à l'Internet nous ne sommes jamais seuls, jamais censés rendre compte de nous-mêmes, jamais obligés de révéler notre véritable identité.
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Nous avons peur d'une chambre vide et de la moindre ombre sur notre mur.
Nous progressons dans un texte comme nous progressons dans le monde, passant de la première page à la dernière au travers du paysage qui se déploie, commençant parfois au milieu d'un chapitre, ne parvenant pas toujours à la fin. L'expérience intellectuelle consistant à parcourir les pages en lisant devient une expérience physique faisant appel au corps entier : les mains qui tournent les pages ou les doigts qui déroulent le texte, les jambes prêtant leur soutien au corps attentif, les yeux en quête de signification, les oreilles accordées à la résonance des mots dans notre tête. Les pages à venir promettent un point d'arrivée, une lueur à l'horizon; les pages déjà lues offrent la possibilité d'un rappel. Et, dans le présent du texte, nous existons en suspens dans un instant sans cesse changeant, une île de temps miroitant entre ce que nous connaissons du texte et ce que nous avons devant nous. Tout lecteur est un Robinson en chambre.