Marion soupira en songeant aux futures galères que l'adolescence de sa fille lui préparait.
Si les gens pouvaient imaginer ce que leurs petits trésors deviennent quand les hormones font leur effet, personne ne voudrait en avoir.
- Vous ne regardez pas les infos ?
- A quoi bon ? Il n'y a que des mauvaises nouvelles. Comme dit ma mère : "Plus on a peur, plus on regarde. Et plus on regarde, plus ils font de fric avec leurs pubs à la con." Il y a bien longtemps que les infos ne servent plus à informer.
La quarantaine grisonnante et les yeux noisette, la présidente Reynaert semblait trop bienveillante pour avoir gravi la hiérarchie aussi vite.
– Il est bien perché, hein ?
– Cultivé, tu veux dire ? On ne fait plus la différence, aujourd'hui. Quand on ne comprend pas quelque chose, on préfère en rire. Ça détourne l'attention, mais ça ne résout pas le problème. Faut que tu lâches ta console et que tu lises, Luigi. Tes neurones s'emmerdent.
- Elle me manque tellement, tu sais, papa ? Je ferais… je ferais n’importe quoi pour… n’importe quoi…
Il soupira sans parvenir à terminer sa phrase. Björn posa une main tendre sur la nuque de son fils.
- Elle le sait, Wim.
- Tu crois ?
- J’en suis sûr.
Il se revit au cimetière avec son père devant la tombe de Claire. Björn y déposait des fleurs et Wim débarrassait la pierre tombale des feuilles mortes qui l’encombraient.
- Tu sais, papa, en tant qu’agent d’Europol j’ai rendu justice à des centaines de familles en mettant les coupables sous les verrous et ça me tue… ça me tue, papa, de…
- … de ne pas pouvoir en faire autant pour Claire ?
Wim hocha la tête, détruit.
Wim Haag s’était fait muter aux portes de cet enfer comme on choisit son purgatoire.
Il avait dormi durant les quatre-vingt-dix minutes de vol, une habitude héritée de l'époque où il travaillait pour la CIA. « Dormez chaque fois que vous en avez la possibilité ; vous ignorez combien de temps vous devrez rester éveillé. »
Vincent n'avait jamais vu Marion craquer. Même quand son père était mort, elle n'avait rien laissé passer. Tout chez elle restait verrouillé à l'intérieur. La peur comme les émotions. Les seuls sentiments auxquels elle accordait une permission de sortie de temps en temps étaient la colère et la rancune. Et elle les servait froides. Il était bien placé pour le savoir. Il n'y avait que dans ses romans que Marion était à fleur de peau.
_Dans un livre. Les Egouts du paradis, d'Albert Spaggiari. Pas l'ADN, non, juste ce qui va se passer..
Elle fit mine de revenir vers sa chaise et, en un éclair, saisit le1873,enjamba la fenêtre et sauta dans le vide.
Marion Scriba se redressa et fixa la page qu’elle venait d’écrire. Puis elle soupira, frustrée, face à son écran. Elle revint en arrière, effaça la dernière phrase, puis la totalité du paragraphe. Elle n’était jamais satisfaite. Elle pouvait passer des heures sur la même page sans parvenir à la faire sonner comme elle voulait. Pourtant, elle savait bien que, le lendemain, il lui suffirait de relire le passage en question pour que les mots lui sortent des doigts sans effort. Mais il n’y aurait peut-être jamais de lendemain. Car elle était bloquée. Ce n’était même plus le syndrome de la page blanche, c’était celui de la page noire. La vérité était qu’elle n’arrivait pas à terminer ce putain de nouveau roman !