J'avais adoré l'année dernière
Une Bouche sans personne de
Gilles Marchand.
On ne se connaissait pas. Ma lecture l'avait touché. On s'est croisés à sa signature, et puis à une remise de prix. Il m'a parlé de son nouveau roman qu'il débutait alors, quelque part en novembre. Il m'a demandé si je pouvais le lire, au fil de son écriture, car le sujet, me disait-il, était proche de moi et qu'il voulait qu'on en parle. Il voulait évoquer la différence et le handicap à sa manière, voulait connaître l'expérience que j'en avais, pour voir s'il était juste.
Me cassant régulièrement les dents sur le sujet, j'étais très curieux. Et très impatient. Je crois que c'est à ce moment qu'on est réellement devenus amis, lui dans cet état fébrile du mec qui crée un truc et dont j'allais être l'un des premiers retours, et moi dans la peau de celui qui souhaite de toutes ses forces être à la hauteur de cet honneur, car c'en était un. Et puis j'ai découvert sa merveilleuse histoire, ce roman d'apprentissage, cette merveille de sensibilité et de poésie qui m'a absolument bouleversé.
Ce héros qui doit apprendre à vivre avec un violon dans la tête.
C'est touchant, c'est émouvant, c'est un bijou et une confirmation éclatante de ce talent que l'on a été nombreux à découvrir avec
Une Bouche sans personne. Et je m'y suis totalement retrouvé, les sensations de mon enfance, de mon adolescence, mes questions d'adulte.
J'ai retrouvé Gilles au salon du livre de Paris, je venais de finir la seconde version du manuscrit de
Un Funambule sur le sable (sortie le 24 aout, publié aux Forges de Vulcain). J'étais secoué. On s'était appelés les jours précédents, au fil de ma lecture et en égrenant mon expérience. Il touchait incroyablement juste, avec une intuition sidérante. C'est étonnant de voir des secrets qu'on n'a pas dits s'étaler sur les pages…
Car c'est ce transfert inespéré qui s'est produit en vérité à la lecture : j'ai vu passer ma vie dans une métaphore. Pas précisément ce qui s'est passé, mais l'effet que ça m'a fait. Ce sentiment de décalage et souvent de farce cosmique à mes dépens. Dans cette atmosphère de fable bienveillante que Gilles sait distiller, cette innocence joyeuse qui me rappelle si fort Perec ou
Queneau, que j'ai tant aimé,
Vian que j'ai loupé et avec qui il m'a un peu réconcilié. Et ça m'a coupé le souffle. Parce que c'étaient mes sensations. Exactement. Les médecins interloqués, ce statut à part, cette solitude paradoxale (puisqu'on est à la fois un peu à part et le centre d'attention de tous). La douleur aussi, qui pour moi est un non-dit absolu, la « limite de l'indécence », et que le héros doit subir régulièrement, dans ces injections qu'une infirmière lui fait à la fin de chaque mois, pour éviter que les cordes de son violon ne se rompent et n'endommagent son cerveau.
La trouvaille c'est d'inventer un handicap. Quelque chose qui ressemble à la douce dinguerie de Gilles. Ce livre n'est pas un catalogue de symptômes et de récriminations. C'est une variation sur le thème, c'est une chanson. Comment vit-on quand un violon accompagne tous nos moments, toutes nos émotions comme une ponctuation permanente, comme une bande-originale qu'on subit et que l'on doit cacher, car les autres ne savent pas bien comment y réagir ?
Ce qui m'a saisi, c'est ce que moi je n'ai jamais su mettre en mots et que lui a su trouver. Avec pudeur, avec bienveillance, avec poésie. Il décrit ma jeunesse : cette difficulté à se lier. Cette sensation qu'une large part de la vie s'écoule sans vous ou en cachette de vous (les boums où on n'est pas invités, les sorties dont on fait l'impasse parce que « c'est trop compliqué »). Toutes ces petites choses qui blessent. Toutes ces petites choses qui restent. Ces groupes qui vous tolèrent mais dont vous sentez confusément que vous n'en ferez jamais vraiment partie. Ces jeux dont vous êtes exclus. L'enfance a le culte de l'appartenance et de la normalité. Les adultes aussi, mais ils le cachent un peu mieux. Vous n'êtes pas tout à fait au monde, vous êtes un peu à côté.
Tout ça développe la vie intérieure. le quant à soi. Les livres deviennent un refuge évident, ceux que Stradi dévore. Son violon lui apporte une sensibilité en plus. Grâce à lui il peut converser avec les oiseaux (sauf avec les pigeons ou les mouettes, qui sont vraiment trop cons). Il leur raconte ses journées à l'école, les bouquins qu'il enchaine (même s'ils seront toujours insensibles à l'abstraction et préfèreront l'action à la Dumas). le salut des « différents », des marginaux, des pas alignés, sera toujours l'art. Les vagabonds des étoiles auront toujours
Jack London pour supporter la douleur.
Et puis il y a l'ami. Celui qui comprend, celui qui ne vous traitera pas comme une bête de foire (quand on a un violon dans la tête, les gens veulent qu'on en joue), ce Max qui boite et qui est passionné de musique, qui va développer une curieuse obsession pour la chanson « God only knows » des Beach Boys (au point qu'il sera bien délicat de ne pas songer à
Gilles Marchand dès qu'on tombera sur ce classique). Et cet ami devient le refuge, celui qui sait, celui qui ressent sans qu'il y ait besoin de lui dire, ce frangin qui partage un peu de l'étrangeté et du fardeau. En étant handicapé, on a une notoriété curieuse : tous ceux qu'on croise se souviennent de vous. Mais on se souvient de bien peu d'entre eux, car en vérité on est bien souvent réduits à ce que les autres s'imaginent de vous. Et les gens réagissent bizarrement, un peu comme le père du héros qui conjure son impuissance en développant d'improbables obsessions (en étudiant notamment le phénomène du bâillement).
Pendant toute la première partie du livre, qui visite l'enfance avec la malice d'un petit Nicolas, je me disais que c'était ça le sujet, c'était empreint d'innocence, de naïveté. C'était touchant. Et ça m'aurait déjà suffi. Mais ce que je n'attendais pas, c'est l'ampleur que ça allait prendre. Après les études et un amour déçu, Stradi prend la mer, le seul endroit où le violon se fait discret. le roman devient alors véritablement picaresque
Ici, la vie s'écoule. On connaît Stradi adolescent. On le voit ressentir ses premières peines amoureuses, ses premiers tourments qu'il tente de compenser par des poèmes, exactement comme moi à son âge. Quand enfin il rencontre une fille qu'il aime, la belle Lélie, c'est son violon qui fout tout en l'air. Et on vit cette douleur avec lui, avec toute la poésie et la tendresse d'un auteur, qui sans cesse, transcende l'ordinaire et transforme un matin de lendemain de rupture en une scène apocalyptique et délirante, où l'univers entier devient le reflet d'un état d'âme.
L'espièglerie de
Gilles Marchand, sa drôlerie est constante. Cette réalité farfelue qui me l'a fait aimer si fort. Des petites touches permanentes qui font naitre un sourire, une connivence, un attendrissement (un plombier désoeuvré frappe régulièrement à la porte de l'appartement pour savoir si l'évier n'est pas bouché, on a un demi-chien nommé
Jean-Louis…). Mais pas seulement…
Il décrit surtout la vie qui passe avec une humanité rare. L'amour qui bouleverse tout, pour qui, un temps, on croit pouvoir surmonter toutes les difficultés. Plus fort que tout. Il décrit l'inquiétude de celui qui va devenir père. Il décrit la femme qui vit avec lui et qui ne peut pas dormir à cause de son violon. Il évoque mine de rien les questions qui gouvernent ma vie. Y compris celles que je ne formule jamais à voix haute. C'était extrêmement troublant. Frappant même. Comment imposer cela à quelqu'un qui ne sait pas ce que c'est ?
Etant handicapé, on voudrait sans cesse se corriger. On voudrait être autre, on voudrait rassurer, minimiser, se dire que l'amour peut tout surmonter. Sauf que dans la réalité, et avec toute la meilleure volonté du monde, ce n'est pas toujours possible.
Enfin, le funambule ose une question que je ne me suis jamais vraiment posée : celle d'une guérison. Comment vivre sans cette différence avec laquelle depuis la naissance, j'ai appris à appréhender le monde ? J'ai pris conscience en lisant que la réponse était loin d'être simple. Comme Stradi, ce violon dans la tête, je l'ai toujours connu. J'ai appris à vivre autour d'abord et puis à vivre avec. J'ai appris à l'aimer, ou du moins à le supporter, à l'assumer, à l'accepter péniblement jusqu'à en faire une part de moi. Une part que j'ai longtemps méprisée, mais dont j'ai compris il n'y a pas très longtemps qu'elle participait beaucoup à me distinguer, à faire de moi ce que je suis. Un peu particulier et pas si mécontent de l'être. Enlevez-moi mon fauteuil, et je ne serai qu'une ombre de plus dans la foule.
Enlevez-lui son violon et Stradi rencontrera l'angoisse du silence et perdra tout un pan de ce qu'il a connu. de ce qu'il a appris. Evidemment, ça réglerait beaucoup de problèmes, de ne pas avoir sans cesse un violon qui trahit vos émotions fortes, vos cauchemars, vos émerveillements, vos tourments ou vos émois amoureux. Qui transforme tout ce que vous vivez en quelque chose d'un peu dérisoire, comme cette image de funambule sur le sable. Mais c'est tout de même vous priver de l'un des fondements de votre histoire.
Souvent quand on me demande ce que ça fait d'être handicapé, je me demande ce que ça fait de ne pas l'être. On pense souvent à tout ce dont ça nous prive, à tout ce dont ça nous frustre. Mais beaucoup plus rarement à quel point cet isolement originel oblige à se connaître et à tracer son propre chemin, beaucoup plus chaotique et tortueux, mais finalement beaucoup plus personnel. J'ai fini par concevoir l'existence comme une toile que l'on se doit de signer. Une partition qu'on doit jouer comme on peut. Quitte à parfois s'éloigner de la société, quitte à prendre le large un moment, puisqu'on est pas conforme et qu'il n'y a rien qu'on puisse faire pour le devenir.
Suivre l'écriture de ce livre a été un moment à part. Une virée que je n'attendais pas. Et le début d'une belle amitié. Souvent je m'y suis retrouvé. Totalement. Et pourtant, très vite, j'ai été projeté dans autre chose, dans cette infirmité un peu dingue qui change toutes les perceptions. Qui bouleverse une trajectoire ordinaire et la rend étrange et unique. On approche la différence avec tendresse, justesse et délicatesse. On y traverse toute une vie. On en épouse le mouvement. Mais
Gilles Marchand a surtout transcendé son sujet et outrepassé les attentes. Il parle de ces petites ou grandes étrangetés qui font que quand on se plonge dans un autre regard, on y trouve des chansons qu'on aime, des souvenirs et des sensations qui nous ressemblent fort.
Parfois, dans un livre et dans les mots d'un autre, il y a notre vie qui s'écoule. Dans un très beau roman d'apprentissage qui commence comme un conte et qui devient le portrait magnifique et complexe d'une sensibilité singulière.
C'est un livre qu'on a envie de fredonner.
Ce funambule a la grâce. Il change un peu le regard.
Par exemple, je vois les oiseaux d'un autre oeil.
Et quand la fenêtre est ouverte, me prend parfois l'envie de discuter avec eux.
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