Quel roman graphique étonnant.
J'ai été, dans un premier temps, déstabilisée par la rigueur et la sécheresse du dessin et du traitement coloré.
Le dessin est assez anguleux, use des ombres avec une dramatisation forte mettant mal à l'aise le regard du lecteur. Les cadrages sont parfois radicaux (plongée, contre-plongée avec hors champs) rognant personnages et décors, poussant parfois l'exploration d'un détail d'action (soupir dans une fumée de cigarette, sortie d'une bouteille d'un placard etc)... tous ces effets nourrissent une ellipse interprétative d'un scénario très resserré. J'y ai eu lu une influence d'un cinéma assez radical type Lars von Tries ou nouvelle vague.
La couleur joue sur des aplats de teintes tantôt rabattues, tantôt dégradées et changent selon l'action ou la période de la journée : vert sourd, orange bruni, jaune foncé, terre de vienne éclaircie... là où une polychromie aurait réchauffée une ambiance déjà oppressante dans l'action, le dessinateur a, ici, choisi de prolonger la métaphore d'un enfermement lumineux, d'une inquiétude laissée en sourdine.
Il s'agit d'un album tout en introspection, celui d'un père, Fabien, face à sa fille Elisa. Enfant chérie et longuement désirée par ses deux parents qui ont eu du mal à la concevoir et l'ont accueilli avec force de joie et d'inquiétudes. Fabien et Aude luttent comme tant d'autres parents, courant après les heures de travail et de garde d'enfant avec des métiers ingrats, mal payés, aux éthiques parfois complexes. Elisa a son métier de coeur, dans un hôpital public brisé par le manque de moyen. Fabien, lui, après des rêves de dessin et une école d'arts appliqués s'est résolu à travailler dans l'alimentaire. L'abattoir. Il accueille, abrutie, tue ou découpe du cochon tout au long de la journée ou de la nuit.
Mais voilà que naît sous l'imagination fertile de sa fille un conte aléatoire. D'une princesse menacée et enfermée aux cochons zombies à tuer, le prince doit trouver sa place car le loup n'est pas là. le pouvoir du rêve va pousser le jeune père à réinterpréter son réel et un bestiaire fantastique, une action délirante à venir et à explorer se créé.
Sans vous spoiler il s'agit d'une quête de sens sur ce que la vie propose et offre réellement et comment transformer le monde même quand les moyens manquent. le milieu de l'art contemporain se fait méchamment égratigner au passage (j' y ai vu une sorte de clin d'oeil à The Square et un hommage, forcément, à
Wim Delvoye)... Heureusement pour moi, les galeristes et les artistes ne sont pas tous ainsi.
Merci à cette masse critique exceptionnelle et à la maison d'édition pour cet envoi généreux. Je m'en vais, de mon côté, explorer avec attention l'oeuvre de ces deux artistes.
Belles lectures à tous.