[...] Et j'étais tombé amoureux d'elle.
Ce n'était pas exactement un déclic. Plutôt comme quand je touche la clôture électrique sans faire gaffe.
Elle est restée dormir chez moi, et quand j'ai mis des draps propres, elle a dit qu'elle avait ses règles et qu'elle espérait qu'il n'y aurait pas de fuite. Aucun problème, je ferai avec, ai-je pensé, parce oui, ça dégageait un bien-être confortable. On ne se pointe pas chez des amants temporaires quand on vient d'avoir ses règles. Elle m'a pour ainsi dire élevé au statut de permanent. Faire l'amour, ça pouvait attendre, elle n'était pas venue pour ça. D'ailleurs, je crois que ça me plairait d'avoir une tache d'elle sur mes draps. Il y a sans doute un nom latin pour ce genre de perversion.
J'en étais sûr. Elle a tout l'air de quelqu'un qui lit sans arrêt de son plein gré. De gros livres, avec des petits caractères et sans images.
Je me sens comme une figurante dans le film de ma propre vie.
Parfois j'ai l'impression que je suis en train d'essayer d'apprendre son corps par cœur, comme si j'avais peur qu'il disparaisse. Je connais ses creux sous les clavicules, ses orteils droits, le grain de beauté sous son sein gauche et le duvet blanc sur ses avant-bras. Si on jouait à colin-maillard, je ne me tromperais jamais, à condition qu'elle soit nue. Je crois que je la reconnaîtrais rien qu'à la manière dont son nez forme un angle qui pointe en l'air. C'est assez marrant, elle se trouve tout à fait quelconque. Moi, j'ignore totalement si elle est belle ou laide, ça n'a aucun intérêt, pourvu qu'elle reste comme elle est.
Et lui souriait aussi. Et...
Impossible de décrire ce sourire là sans plonger dans le monde merveilleux des vieux standards de bal musette.
Dedans il y avait du soleil, des fraises des bois, des gazouillis d'oiseaux et de reflets sur un lac de montagne.
Dans le dernier paquet, il y avait un harmonica.
- Tu sais jouer de l'harmonica ? demanda-t-il.
Je secouais la tête.
- Tant mieux ! Moi non plus ! Je savais bien qu'on avait quelque chose en commun !
J'étais tombé amoureux d'elle. Ce n'était pas exactement un déclic. Plutôt comme quand je touche la clôture électrique sans faire gaffe.
Chacun crée son propre enfer de ce qu'il déteste le plus. Je créai mon enfer personnel en faisant défiler comme dans un film toutes les erreurs que j'avais commises et toutes les occasions ratées.
Ils finissent peut-être tous têtes de Turc à l'école quand ils doivent affronter la cruelle réalité, ces enfants à qui leurs parents renvoient une image de huitième Merveille du monde.