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Citations sur Ce que nous confions au vent (177)

Yui comprit que la tristesse conserve toujours des traces de la joie ; que
nous gardons gravée en nous l’empreinte de ceux qui nous ont appris à
aimer, à être tour à tour heureux et malheureux ; de ces personnes rares qui
ont su nous montrer comment y voir clair dans nos sentiments, comment
repérer nos zones hybrides, celles qui nous rendent vulnérables mais aussi
différents – uniques et différents.
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La même nuit, Yui se remémora un vendredi, cinq ans auparavant.
Elles étaient dans un train, sa fille n’avait pas encore deux ans, elle
hurlait et Yui tentait en vain de la faire taire. Elle ne savait plus si la petite
criait de joie ou de désarroi, si elle réclamait quelque chose qu’elle lui
refusait (un petit gâteau ? son portable ?) ou si c’était simplement une façon
d’exprimer son excitation. En tout cas, sa voix suraiguë cinglait les parois
du wagon et semblait ne jamais devoir se calmer.
C’est alors que quelqu’un avait hurlé : « Silence ! Tais-toi ! »
Yui s’était retournée et avait vu un homme bedonnant à la tignasse
blanche et aux yeux cerclés par des lunettes à large monture ; des yeux
ordinaires, sans expression particulière.
Avant même de se retourner, Yui avait d’instinct lancé une excuse. Elle
était habituée à le faire d’emblée. Avec les enfants, il fallait vite apprendre à
courber la tête et à demander pardon – au fond, ce n’étaient que des mots.
Cependant, la réaction des autres passagers, y compris celle de sa fille,
l’avait stupéfiée. Un silence de plomb était tombé dans le wagon tandis que
tous retenaient leur souffle. Quand soudain, venant d’une autre tête blanche,
tout au fond, un chant s’était élevé :
« Zô-san zô-san… Petit éléphant, petit éléphant au nez si long… »
Un rire perlait dans cette voix ; plus étonnant encore, après la deuxième
strophe de la comptine, une autre voix s’était jointe à elle, puis une autre, et
Yui, tout émue, avait vu l’éléphant se matérialiser devant elle, avec sa
trompe, ses pattes comme de la terre cuite, et tout le reste.
Le wagon entier s’était mis à chanter : sa fille et elle se retrouvaient au
beau milieu d’une fête somptueuse.
L’homme qui avait voulu réduire la petite au silence se taisait. En
cherchant à étouffer une petite voix, il en avait par inadvertance soulevé
tout un chœur.
En éteignant sa lampe de chevet, Yui sourit en songeant que sa fille
possédait un pouvoir phénoménal ; que tous les enfants, sans exception,
avaient le don de susciter des réactions miraculeuses.
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Yui et Takeshi s’engagèrent à participer aux activités de Bell Gardia
quand celles-ci avaient lieu les jours où ils avaient prévu de venir. Ils
contribuèrent aussi, modestement, aux levées de fonds pour la tenue de
séminaires dédiés à la formation de médecins et de thérapeutes – des
journées d’étude qui rassemblaient nombre de participants venus de toutes
les régions du Japon. On y traitait de la gestion du deuil dont dépendaient la
santé et le bonheur de communautés entières. Yui évoquait ces rencontres à
la radio. Elle était convaincue que Bell Gardia fonctionnait, et que d’autres
qu’elle-même trouveraient un peu de réconfort sur la colline d’Ôtsuchi.
Avec le temps, Yui et Takeshi découvrirent que le Téléphone du Vent
était un outil dont chacun usait à sa façon ; que les deuils se ressemblent
tous et en même temps pas du tout.
Beaucoup ne venaient là que pour pleurer. Certains voulaient consoler
un défunt disparu sans sépulture, au fond de la mer ou dans l’un de ces
nombreux ossuaires remplis par les guerres. Une mère qui avait perdu ses
trois enfants pendant le tsunami, ne pouvant se résigner au silence, parlait
encore et encore pour combler ce vide. Un petit garçon passait tous les soirs
lire le journal à son grand-père ; une petite fille demandait à son chien
comment c’était l’au-delà ; un écolier venait saluer l’un de ses camarades
qui pourtant n’était pas mort, mais qu’il ne voyait plus depuis que ses
parents avaient dû rentrer en Chine – leurs jeux lui manquaient tant.
En fréquentant cet endroit, on comprenait un peu mieux comment
fonctionnaient les autres.
Tous les morts n’étaient pas regrettés, cependant. Certains haïssaient
leurs défunts, et n’acceptaient pas que leur punition ait ainsi pris fin – ils
leur reprochaient leur lâcheté : « Alors comme ça, tu t’es enfui en me
laissant ce foutoir sur le dos, et c’est à moi d’assumer le poids de toutes tes
erreurs ? » Les suicides, surtout, étaient rarement pardonnés : les femmes
accablaient leurs maris et les maris leurs femmes ; les enfants, en particulier
les jeunes, étaient les plus féroces.
Takeshi en vint à penser que si la mort avait un visage, c’était le fait des
rescapés, des survivants ; sans eux, elle n’eût été qu’un vilain mot – vilain
mais somme toute plutôt inoffensif.
Yui développa quant à elle une théorie originale : certaines personnes
vivaient une sorte de dissociation corporelle et ce, depuis le berceau. Il leur
fallait lutter pour maintenir ensemble tous leurs morceaux. Yui visualisait
clairement leurs jambes, leurs pieds, leur foie, leur rate, le tout contenu dans
leurs bras, comme les pièces du jeu du Docteur Maboul. À un moment
donné, néanmoins, quelque chose s’apaisait : elles tombaient amoureuses,
fondaient une famille, obtenaient un travail gratifiant, une belle carrière et
semblaient se ressaisir. Mais en réalité, c’était parce qu’elles avaient décidé
de confier certaines parties de leur corps à des parents ou à des amis chers,
comprenant qu’on ne peut pas se suffire à soi-même et qu’il faut bien se
reposer un peu sur les autres – se décharger d’une vessie ou d’un crâne
tombe alors sous le sens si l’on veut réussir à faire quelque chose de sa
vie…
Et ensuite ? Que se passait-il ? Eh bien, d’après Yui, c’était une question
de chance. Car si l’une de ces personnes perdait un proche qui avait la garde
d’un morceau essentiel, il n’était plus possible de défaire le lien qui les
unissait. Leur équilibre disparaissait avec le défunt.
Yui était persuadée d’être ainsi faite. Avant de mourir, sa mère s’était
chargée de ses intestins et sa fille d’un de ses poumons. Voilà pourquoi elle
respirerait et digérerait désormais avec difficulté, quelle que soit la quantité
de bonheur qui lui échoirait.
Pourtant, elle se trompait ; et si elle lui avait exposé cette théorie,
Takeshi le lui aurait expliqué.
Car l’amour est un véritable miracle. Même le deuxième, même celui
qui survient par erreur.
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En rentrant à Tôkyô au petit jour, Takeshi et Yui convinrent qu’au bout
du compte, ce qui nous manque le plus des personnes disparues, ce sont
précisément leurs manies, leurs petits travers ridicules ou agaçants.
« Va savoir, dit Takeshi, peut-être que c’est parce qu’on a eu du mal à
les accepter au début qu’on a ensuite du mal à les oublier. Parce qu’à
chaque fois que quelque chose nous énervait chez elles, on faisait la liste de
toutes leurs qualités pour surmonter ça. C’est un peu comme de se répéter
encore et encore : Voilà pourquoi j’aime cette personne… »
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Ce soir-là, Yui roula jusqu’à Tôkyô sur l’autoroute déserte. Dans le
crépuscule, tandis qu’elle traversait Kichijôji puis Mitaka, les lumières des
supérettes éclairaient de petits rectangles de route ; les cerisiers touffus du
boulevard de la ville de Musashino-shi, la maison de retraite, le gymnase,
tout était endormi, comme sous l’effet d’un sortilège.
Pour la première fois depuis deux ans, en jetant un œil dans le
rétroviseur où tous les jours elle croyait voir sa fille assoupie dans son petit
siège, Yui se dit qu’elle pourrait lui chanter une berceuse ; elle tournerait
ensuite les yeux vers le siège passager où s’asseyait sa mère et lui décrirait
l’étrange magie de la journée qui venait de s’achever.
Pour la première fois depuis le tsunami, elle se permit de mettre en
doute la règle qu’elle s’était imposée de bien séparer le monde en deux,
celui des vivants de celui des morts.
Quel mal y a-t-il, se dit-elle, à parler à ceux qui ne sont plus ?
Il suffisait d’accepter que ses mains ne touchent que le vide, que l’effort
de mémoire parvienne à combler les failles, que la joie d’aimer se borne à
donner, sans plus recevoir.
Cette nuit-là, emmitouflée dans ses couvertures, elle ouvrit un livre de
contes.
À voix haute, elle lut l’histoire du petit soldat de plomb, du gros poisson
qui l’avala, du long voyage qui le ramena jusqu’à sa ballerine dressée sur
une seule jambe, et du feu de cheminée dans lequel ils finirent tous les
deux, minuscule cœur de plomb et petite étoile noire comme le charbon.
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Chaque année, des milliers de personnes venaient déverser leurs mots à
Bell Gardia.
Beaucoup étaient comme elle des rescapés du 11 mars 2011, originaires
d’Ôtsuchi pour la plupart. Mais d’autres avaient perdu des proches à la suite
d’une maladie ou d’un accident de voiture ; des vieux venaient ici parler à
leurs défunts, morts pendant la Seconde Guerre mondiale, des parents à
leurs enfants disparus dans le néant.
« Un jour, un homme m’a dit que la mort est une chose vraiment
personnelle…, avait raconté M. Suzuki. D’une certaine manière, nous
construisons nos vies en miroir de celles des autres. La mort, c’est différent.
Tout le monde y réagit à sa manière… »
Yui marchait lentement, en prenant garde à ne pas piétiner de plantes.
Elle se demanda si l’homme dont parlait le gardien n’était pas celui qui était
intervenu dans son émission.
La vigueur avec laquelle le vent soufflait à Bell Gardia l’étonna : on
aurait dit qu’il prenait son élan pour bouleverser le paysage.
Elle se dit alors que la fonction du combiné n’était pas de canaliser les
voix vers une unique oreille, mais bien de les diffuser dans les airs. Et si
tous ces morts, rappelés à la vie ici-bas, se tenaient par la main dans l’au-
delà ? Et s’ils finissaient par nouer des liens et par vivre des histoires dont
les vivants ignoraient tout ?
Comment expliquer autrement une telle grâce ? Ici, la mort semblait si
belle.
Tout en flânant dans le jardin, Yui les imagina rassemblés comme pour
l’appel à l’école, levant la main en entendant leur nom et faisant
connaissance. Sa fillette jouait peut-être avec la femme de M. Fujita, elles
chantaient peut-être ensemble, se recréaient un monde où, tandis que les
survivants veillaient les uns sur les autres, les défunts aussi s’aimaient et
allaient de l’avant, accumulant les années. Pour finir, ils mouraient. À
l’instar du corps, l’âme devait s’user.
Cette pensée la troubla, comme si quelque chose de fondamental s’était
produit pendant sa rêverie.
Assise sur une souche, Yui déplia les doigts sur ses genoux. Elle les
regarda. Son enfant continuait-elle à marcher, soutenue par la main de
quelqu’un d’autre ?
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... Tout ce qui était un désastre pour l'homme, tout ce qui le brûlait, le noyait, le démembrait, tout ce qui en somme l'anéantissait sauvait l'équilibre du monde.
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Parents défunts, enfants perdus, ancêtres pulvérisés par l'Histoire et amis disparus: les voix de tous ceux qu'on avait appelés du Téléphone du Vent revenaient ici, sur les lieux d'où on les avait convoqués pour la première fois.
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Yui comprit que la tristesse conserve toujours des traces de la joie ; que nous gardons gravée en nous l'empreinte de ceux qui nous ont appris à aimer, à être tour à tour heureux et malheureux ; de ces personnes rares qui ont su montrer comment y voir clair dans nos sentiments, comment repérer nos zones hybrides, celles qui nous rendent vulnérables mais aussi différents - uniques et différents.
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Dans l'Antiquité, apprirent-ils à Hana, les Japonais croyaient que l'au-delà se trouvait de l'autre côté des mers et des fleuves ; voilà pourquoi, dans bien des régions du Japon, on pratiquait encore ce beau rituel consistant à poser des offrandes et des bougies sur des petites barques en papier que l'on confiait au courant afin qu'elles dérivent vers le large.
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