• Régina Segal, petite mamie juive au caractère bien trempé, vivant en Israël, embarque à l'aéroport de Ben-Gourion pour un vol à destination de Varsovie, dont elle est originaire. Voyage d'agrément ou retour aux sources, à la recherche de ses racines?
• L'auteur,
Rutu Modan, cite en préambule quelques mots, visiblement d'un membre de sa propre famille (Michaela
Modan): "En famille, on n'a pas à dire toute la vérité, et ça ne s'appelle pas mentir."
• L'auteur aborde à travers ce roman graphique les secrets de famille et leur poids sur les épaules de ceux qui les portent, pensant faire au mieux en taisant leur part d'Histoire. Régina Segal entreprend ce voyage au crépuscule de sa vie, (accompagnée de sa petite-fille, une jeune femme nommée Mica), officiellement pour se renseigner sur la possible restitution d'un bien immobilier ayant appartenu à ses parents, avant leur déportation.
• L'auteure aborde donc de façon explicite le thème des Juifs spoliés de leurs biens durant l'occupation nazie et leur difficile restitution. Mais implicitement, elle revisite surtout l'histoire familiale par le biais de ce qui fut tu, passé sous silence, pour survivre, "passer à autre chose", oublier un passé trop douloureux pour s'autoriser une reconstruction.
• On perçoit très vite, à travers les mots et répliques de cette mamie un peu "pète-sec", que les liens avec la Pologne sont difficiles et douloureux, mais que ceux avec les Polonais eux-mêmes sont encore plus tendus et complexes.
• J'ai lu ce roman graphique en une soirée, le dessin s'attarde sur les expressions des visages et les tonalités chromatiques, jamais criardes, participent de cette teinte douce-amère du récit.
•Ce dernier s'étale en 7 chapitres, chacun correspondant à un des 7 jours du séjour de Régina et sa petite-fille Mica, à Varsovie. Plus les jours passent, plus la dame âgée habituellement impétueuse se referme et s'étiole sous le poids des souvenirs, alors que sa petite fille prend le contre-pied inverse, s'aventure dans Varsovie, fait des rencontres et enquête, attitude d'une jeunesse dans l'ignorance du passé et en parfait contrepoids au silence de sa grand-mère.
• "
La Propriété" allie habilement la grande et dramatique Histoire avec la petite histoire: celle de Régina.
• Mais si l'histoire reste assez centrée sur Régina et sa famille, j'ai regretté que ne soit pas plus développé le contexte historique de l'époque, le sort des Juifs de Pologne ayant été particulièrement cruel : c'est sur le territoire polonais administré par les nazis que les camps furent installés. Et, sur 3,3 millions de Juifs polonais, 2,9 millions ont été exterminés. le roman graphique est peu traité sous cet angle historique et se focalise surtout sur les conséquences de ces événements sur l'histoire familiale. le personnage de Régina, maîtresse femme qui ne s'en laisse pas compter, mais s'effondre en silence une fois revenue dans sa Varsovie natale, m'a émue par cette blessure toute en pudeur, mais j'aurais aimé que lui soit faite plus de place, plus d'images du passé (en sépia peut-être pour marquer le contraste avec la Varsovie d'aujourd'hui), au lieu de quoi le lecteur observe une femme chanceler, changer d'humeur de façon cyclotimique et se refermer sur elle-même, sans trop en comprendre les raisons, attitude nous rendant le personnage presque inaccessible, alors qu'elle aurait tant à dire...
• Je regrette aussi en parallèle l'adjonction de personnages portant une intrigue qui ne m'est pas apparue nécessaire au récit (l'étrange et "collant" Avram Yagodnik). J'aurais préféré que la place qu'il prend soit plus dévolue à Régina, qui s'efface trop à mon goût au fur et à mesure du récit.
• Par contre, certaines scènes qui pourraient sembler anecdotiques sont très pertinentes, et, croquées de façon anodines par
Rutu Modan, donnent énormément de force au récit: lors du vol-aller pour Varsovie, Régina est assise à côté d'un professeur accompagnant ses élèves sur les traces de la Shoah. Tout en mangeant son plateau-repas, il énumère les étapes de voyage de classe, comme un GO du Club Med son programme des distractions hebdomadaires: "Bon. Lundi, Treblinka. Mardi, Majdanek et les chambres à gaz". Et d'entendre répliquer les élèves derrière lui, tout à leur dissipation adolescente : "Su-per"...
Cette simple planche pose toute l'ambivalence de l'enseignement de l'Histoire: enseigner, éduquer, raconter pour que ne tombent pas dans l'oubli ces millions de victimes, pour que la barbarie ne reste pas impunie en recouvrant de silence ses exactions, pour que de futures mêmes causes ne mènent pas aux mêmes conséquences. Et pourtant, tout comme la science, je serai bien tentée de dire que, sans réelle conscience,
L Histoire aussi ne deviendrait que "ruine de l'âme". Et à travers les silences lourds de Régina sur un drame personnel, on perçoit que raconter ses douleurs, ses traumas n'est pas chose aisée. L'Histoire pose des dates, éclaire des évènements, leurs conséquences... mais sans l'histoire personnelle des individus, sans les mots charnus mais pudiques de leur souffrance et de leur déchirements pour habiller le squelette synthétique de l'Histoire, cette dernière resterait une science froide.
Nota Bene:
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Ce roman graphique fut publié pour l'édition française en 2013. Une loi promulguée en août 2021 complique la restitution des biens juifs confisqués par les nazis, puis nationalisés par le régime communiste après-guerre.
En 1989, après la chute du rideau de fer, les pays de l'Est avaient organisé la restitution des biens spoliés... à part... la Pologne, qui a laissé chaque individu tenter sa chance devant les tribunaux!
Le nouveau texte d'août 2021 impose dorénavant un délai de prescription de 30 ans pour faire une réclamation, bloquant ainsi presque toutes les demandes des descendants des victimes de la Shoah.