Sa vie était certes banale, mais à son âge, c’était ce qu’on appelait le repos du guerrier. Il lui arrivait encore d’exécuter quelques menus travaux pour les voisins, des bagatelles, car ses yeux faiblissaient de plus en plus et sa main n’était plus aussi alerte. Il n’avait pas toujours bonne mine, sans parler de sa mauvaise circulation sanguine. Il s’était même trouvé une passion... les mots croisés de tous les journaux! Tout en s’amusant, il s’instruisait.
Ces « petites filles », comme les infirmières les appelaient, allaient avoir quatre-vingt-cinq et quatre-vingt-quatre ans au cours de l’année si Dieu voulait bien les prolonger. Adèle avait été toute sa vie un éminent professeur dans des écoles privées tandis qu’Amélie avait à son actif plusieurs trophées à titre de musicienne. Jadis respectées, vouées à tous les égards et révérences, voilà que maintenant on les tutoyait sans manière. Dans cette Résidence des lilas où s’achevait leur vie, on les considérait non pas comme les doyennes d’une société, mais comme les « p’tites vieilles » de la place. Ce « tu » si dur à l’oreille face aux cheveux blancs des sœurs Berthier était coutumier, même de la part des jeunes de vingt ans. Les nobles demoiselles, de leur côté, dispersaient des « vous » de part et d’autre à ces écervelées qui n’avaient pas compris que le respect devait survivre au trépas de la raison. Adèle et Amélie, quoique séniles, n’étaient pas folles.
Amélie avait connu les plaisirs de la chair. La vie n’avait plus de secrets pour elle, tandis qu’elle, Adèle, était restée ignare de la joie d’être femme. Voilà ce qui avait miné Adèle. Oui, voilà bien ce qui avait fait d’elle la bête qui avait peu à peu détruit la belle. Voilà aussi pourquoi elle avait toujours tenu sa sœur au bout d’une ficelle. Par vengeance... et aussi par amour. Un amour issu d’un instinct maternel. Un amour tendre et sauvage à la fois. Un amour possessif, maladif, si fort, si fou, qu’Amélie en avait perdu la raison. Un amour si bien tissé que jamais plus l’autre n’avait pu aimer. Et pourtant, à l’heure plus qu’ultime, avec quelques brins de lucidité, c’est encore celle qu’elle avait haïe que son cœur réclamait. Celle qu’elle avait détestée pour l’avoir trop enviée... trop aimée.
Ce sont bien souvent de vieux rêves qu’elles chérissent encore, surtout quand ils refont surface au déclin de la vie. Ce n’est pas de tout repos, la gérontologie.
Tu ne vas tout de même pas rester allongée et pleurer jusqu’à ton premier cheveu blanc, non? Il faut que tu regardes les choses bien en face. Tu es jeune, tu es attrayante, tu es libre. Qui te dit que le bon Dieu n’a pas quelque chose en réserve pour toi? Il faut lui faire confiance.
Anne-Laure Bondoux nous parle de son nouveau roman, Valentine ou la belle saison, qui sortira le 04 octobre aux éditions Fleuve.
À 48 ans et demi, divorcée et sans autre travail que l?écriture d?un manuel sur la sexualité des ados, Valentine décide de s?offrir une parenthèse loin de Paris, dans la vieille demeure familiale. Là-bas, entourée de sa mère Monette et du chat Léon, elle espère faire le point sur sa vie.
Mais à la faveur d?un grand ménage, elle découvre une série de photos de classe barbouillées à coups de marqueur noir. Ce mystère la fait vaciller, et quand son frère Fred débarque, avec
son vélo et ses états d?âme, Valentine ne sait vraiment plus où elle en est.
Une seule chose lui semble évidente : elle est arrivée au terme de la première moitié de sa vie.
Il ne lui reste plus qu?à inventer ? autrement et joyeusement ? la seconde.
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