Je le dis d'emblée : les deux romans de Patrick Moran, La Crécerelle et les Six Cauchemars, indépendants l'un de l'autre, sont extrêmement intéressants. Dans le premier comme dans le deuxième, l'auteur propose deux aventures ; l'une visuelle et fort divertissante, l'autre habilement cachée entre les lignes.
Ici, dans les Six Cauchemars, Patrick Moran nous montre une Crécerelle errante qui, cinq ans après s'être débarrassée de sa créature tyrannique de l'Outre-Monde, a bien du mal à se trouver un but. Ceci est d'ailleurs le fil directeur du roman qui nous amène à cette question : quel sens doit-on donner à sa vie une fois que l'obstacle majeur a été franchi ? Comment le trouver ?
Parlons d'abord de l'aventure divertissante, sanglante, visuelle, immersive, digne des grandes oeuvres de Fantasy.
Vous voyagerez de désert en villes étranges, de tours maudites en rues infestées de revenants. Patrick Moran montre l'étendue de son imagination en créant, en peu de mots qui font toujours mouche, des lieux fascinants. le tout infusé dans une inspiration orientale dépaysante et légère.
Vous vivrez également un bon nombre de moments d'action, parfois carrément épiques, tous permis grâce au système de magie créé par l'auteur qui, on le sent à la lecture, s'amuse à élaborer des scènes tout bonnement rocambolesques et sanglantes. Sa plume, en sus, épurée, ne s'embarrassant jamais du mot superflu, sert parfaitement à planter le décor.
Puis vient aussi l'aventure plus personnelle de la Crécerelle.
On la missionne pour mettre hors d'état de nuire cinq mages qui menacent la cohésion des Cités-États. On apprend alors, au fur et à mesure du récit, qu'ils ne sont pas uniquement des proies à barrer d'une croix. Ces cinq mages ont tous une histoire. Une histoire qui se mêle à celle de notre personnage principal. Pour ce faire, une ancienne amie de la Crécerelle se fait la porte-parole des ordres qu'elle reçoit : la fameuse Mémoire qui, décidément, porte fichtrement bien son nom.
Pour celles et ceux qui ont déjà lu La Crécerelle (le premier roman dans l'ordre de parution) sans doute ont-ils remarqué que Mémoire s'y faisait la lueur ténue mais toujours présente qui maintenait La Crécerelle dans son humanité, ce malgré l'Oeil de l'Outre-Monde qui, pourtant, l'avalait et la déshumanisait peu à peu. Dans les Six Cauchemars, en revanche, Mémoire se fait plus distante et, cependant, bien plus pesante. Elle se fait même marionnettiste tirant ses ficelles dans l'ombre. Car tels sont les mauvais souvenirs : pesants, tyranniques, collants. S'instaure alors une relation toxique entre la Crécerelle et Mémoire, mais plus encore, entre la Crécerelle et son passé.
Son passé, d'ailleurs, que Patrick Moran dévoile par touches, au gré de chapitres qu'ils nomment reliquats. Là aussi, le terme choisi est édifiant. Ces reliquats, en plus d'éclairer le lecteur concernant le passé de la Crécerelle, arrive comme des bulles de souvenirs, certes sanglantes, qui éclatent pour que la Crécerelle en sortent définitivement. La Crécerelle ne fait pas seulement que respecter un contrat, elle se libère du joug de son passé. Et elle paye.
Ce qui m'amène à la construction des personnages. La Crécerelle doit donc traquer ces cinq mages. Et chaque mage a un but, si ce n'est une ambition forte, démesurée.
Xanthorop est avide de connaissances. Le Dévoreur a faim d'une perpétuelle violence. Philoctimon a soif de pouvoir et, plus encore, d'immortalité. Altavair a un furieux besoin de reconnaissance, d'existence. Seule Euphémie, la seule femme de cette hydre a cinq têtes, montre un attrait extrêmement poussé pour… rien. Je dirais même le vide, le néant. Elle en crée d'ailleurs une religion, et l'ironie en est superbement acide.
Ce qui m'a donc frappé, c'est la perte de foi de tous ces personnages, la Crécerelle en premier. Dans le monde de Patrick Moran, le trône des dieux est affreusement vide, et je vous invite pour ce faire à visiter le sommet de la tour de Dezenzilion. C'est bien dans ce vide que résonnent les cris égarés de ces personnages. C'est la vacuité de l'existence qui est mis en exergue ici. C'est son non-sens, sa fragilité absurde, sa brièveté à rendre fou. Les cinq mages l'ont compris, si bien compris d'ailleurs que rien n'est plus à même de faire barrage à leur convoitise, surtout pas la barrière morale. Personne sauf, évidemment, le personnage le plus désabusé de tous : la Crécerelle.
C'est définitivement ce chemin que devra prendre notre personnage principal : faire le deuil de son passé, se pardonner elle-même, retrouver dans les débris de sa vie ses lambeaux d'humanité et broyer ce qui fait d'elle un monstre. La route est longue, et la frontière fragile entre la foi en la vie et l'appel irrésistible du néant.
Avec les Six Cauchemars, Patrick Moran propose donc un roman qui revêt les atours du divertissement populaire, gorgé d'action, aux personnages caractériels et à la lecture rapide. Mais arrêtez-vous, déshabillez-le un peu, et vous verrez la profondeur qui s'y cache vraiment. L'auteur ne fait pas de la sword and sorcery à la légère, il touche du doigt, à mon sens, ce qui fait tout l'intérêt de la fantasy : un miroir grossissant et déformant de la réalité, de nos questions existentielles, de nos parcours de vie. Et si le ton du roman fait voler en éclat le manichéisme, ce n'est pas parce qu'il n'existe ni de bien, ni de mal. C'est bien parce que les deux coexistent, et qu'ils ne s'embarrassent jamais d'un dieu ou d'un autre pour, inutilement et naïvement, les distinguer.
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A savoir, il s'agit en fait d'un second tome, mais heureusement, il ne faut pas obligatoirement avoir lu le premier pour le comprendre. Heureusement pour moi d'ailleurs, car je n'ai pas lu le premier ! Cependant, vous me connaissez assez pour savoir que j'aime avoir les histoires complètes, bien que cela m'arrive assez souvent également de faire tout à l'envers, comme ici, lire un second tome avant le premier ! Que voulez-vous, à mon âge, je ne changerai plus !
Apparemment, cette suite se situe environ cinq années après la fin du premier opus. Ayant quelques indices dans celui-ci de ce qu'il c'est passé précédemment, je ne me suis absolument pas sentie perdue, bien que, c'est une évidence, il me manquait des informations sur la Crécerelle.
Dans ce tome, nous voguons entre passé et présent, ce qui permet de comprendre la relation que la Crécerelle entretenait avec les personnes qu'elle va devoir éliminer. Avec eux, ils formaient les six cauchemars, un groupe de mages. Bien qu'ils aient fini par éliminer leur maître et qu'après cela ils se soient séparés en laissant pas mal de morts autour d'eaux. Si elle réussi à éliminer ces cinq mages, elle pourra vivre, du moins, c'est ce que Mémoire lui fait miroiter.
Après tout, elle qui n'est plus que l'ombre de celle qu'elle était, que risque-t-elle a croire, du moins pour un moment, les paroles de son ancienne amie ? Mais, elle qui préférerait ne plus avoir de liens, ni penser à son passer, le fait de devoir s'en prendre à ses anciens camarades, n'est-ce pas se replonger tête la première dans ce qu'elle veut oublier ? de plus, Mémoire lui dit qu'elle aura la vie vie sauve si elle se débarrasse des cinq mages, mais elle qui en faisait partie par le passé, n'est-elle pas, elle aussi, en danger ? Pourquoi les cinq devraient être tués et pas elle ? Peut-elle réellement croire ce que lui dit Mémoire ?
Dans ce tome, j'ai eu l'impression que la Crécerelle était plus une marionnette qu'autre chose, un pion que l'on utilise. Mais que ce passe-t-il lorsque l'on a plus besoin de ce pion ?
Entre passé et présent, entre complots et questionnement, ce tome est court et pourtant ! Il va falloir que je me procure le premier tome, quelques petits trous demandent à être comblés, même si il peut se lire indépendamment, je vous le rappelle.
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Tout d'abord, merci à Mnémos et Babelio pour cet envoi suite à ma participation à Masse Critique.
Le livre en tant qu'objet est vraiment très beau, avec cette couverture dorée et baroque (qui m'a un peu rappelé celle des Danseurs de la Fin des Temps, de Moorcock), des rabats illustrés et un marque-page du premier tome, La Crécerelle.
Au niveau de l'histoire, on retrouve la Crécerelle cinq ans après les événements du tome précédent. Elle est engagée pour trouver et assassiner cinq mages jugés trop dangereux pour le projets d'alliance entre plusieurs cités, ce qui la ramène dans son passé chaotique. Apparemment, ce tome peut se lire indépendamment de la Crécerelle, mais je trouve plus intéressant de retrouver les personnages dans Les Six Cauchemars que les rencontrer pour la première fois. On comprend mieux l'état d'esprit de la Crécerelle, ses dialogues avec Mémoire, ou même son rapport avec la thaumaturgie. Après, ça doit être intéressant aussi de d'abord lire Les Six Cauchemars et découvrir l'origine de l'histoire à travers le tome précédent.
Je pense avoir quand même préféré Les Six Cauchemars à La Crécerelle. J'ai trouvé le vocabulaire plus accessible, pour commencer, il y avait des termes moins pointus (ici, la magie a un côté scientifique, avec des calculs, domaine auquel je suis incompatible). Je ne sais pas si c'est parce que je me suis familiarisée quelques jours plus tôt avec l'univers dans le premier tome, mais l'immersion a mieux fonctionné ici. J'ai aussi trouvé la Crécerelle plus attachante et Mémoire plus affirmée, on voit que les années ont passé et lui ont réussi à l'inverse de la thaumaturge.
C'était donc une lecture agréable, dans un univers très abîmé, Dark Fantasy, on ne veut pas du tout y vivre vu comme les villes sont dangereuses, les individus inquiétants, les thaumaturges terrifiants. Ici, la magie n'a rien de merveilleux et féérique, elle permet des choses horribles et se paie dans le sang. Pour ceux qui aiment les univers impitoyables et les personnages plus sombres que bienveillants, je recommande, d'autant plus que l'auteur a une plume maîtrisée et très graphique surtout dans les confrontations magiques.
Encore merci pour cet envoi !
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- Il semblerait que vous essayiez de perturber notre procédure. Cela pourrait mettre en péril le bien-être de la ville.
- Son bien-être ? Est-ce que vous avez vu l’état des citoyens aux niveaux supérieurs ?
- L’état des unités individuelles n’a pas d’importance. Seule prime la cohésion du système.
S’il y a bien une chose que la Crécerelle sait avec certitude, c’est qu’elle aime jouer avec la mort, l’étreindre de près, la regarder dans le blanc des yeux – mais elle n’a aucune envie de la laisser gagner.
- Je travaille uniquement pour la postérité. Et même, la postérité ne saura jamais rien de ce que j’ai fait. Je m’efface devant ma plus grande œuvre.
Dans le fond, toutes les grandes religions sont des cultes du sang et de la mort. Nous adorons ce qui nous remplit de terreur.
-Regarde comment ça se passe chez toi, dans le Sud,: n'importe quel thaumaturge un peu expérimenté devient un seigneur de guerre et se taille son propre fief en mettant à feu et à sang ceux des voisins. Ce n'est pas tenable.
La Crécerelle hausse les épaules.
-C'est un mode de vie.
Patrick Moran - La crécerelle