Le chant de Salomon Song of Solomon
Toni Morrison 1977
roman
Christian Bourgois éditeur
traduit de l'anglais par
Jean Guiloineau 1996
473p
Dès le tout début, on sent que c'est un livre puissant ; l'écriture a de la force. Spécialiste ni de l'anglais ni de la littérature orale noire, je n'entends pas que le rythme de la prose morrisienne suit les cadences de cette littérature orale ; j'ai repéré « Magdalene qu'on appelait Lena » qui revient comme un refrain. C'est une saga, en deux parties, mieux, une épopée, encore mieux une épopée à l'envers, un aller simple vers les origines : on suit la vie d'un métis Noir, de Macon Mort, petit-fils de Macon Mort, fils de Macon Mort, qu'on décrit d'emblée comme spécial, dit Laitier parce que sa mère le faisait encore téter quand il avait trois ans, peut-être par frustration sexuelle. le sexe, et l'amour, même s'ils ne sont pas souvent liés, sont importants dans l'histoire. le nom que Laitier porte n'est pas le sien, pas plus qu'il n'est le nom de son père ni de son grand-père ; c'est le nom d'un
Blanc propriétaire d'esclaves et l'on joue souvent sur sa signification. Beaucoup de gens veulent la mort de Macon, et jusqu'à son père avant même sa naissance. Il est sauvé par Pilate, la soeur de son père, dont le nom a été trouvé dans la Bible par son père à elle, et il en aimait les sonorités, le seul mot qu'il ait jamais écrit ; Pilate mettra ce nom dans une petite boîte en cuivre qu'elle transformera en boucle d'oreille et qu'elle portera tout le temps ; elle-même est sortie seule du ventre de sa mère morte, ce qui explique qu'elle n'ait pas de nombril.
Tout oppose Pilate et son frère qui ne pense qu'à faire de l'argent ; il achète et hypothèque des maisons ; « Un nègre dans les affaires, c'est une chose terrible à voir » ; il se fera bâtir une maison sur la plage où vivent les Noirs fortunés. Il a épousé la fille, âgée de 16 ans, du docteur, un métis, qui sortait du rang de par son métier et son argent. le père de Pilate et de Macon, qui Africain, se conduisait aussi comme un Africain. Il fermait son visage comme une porte, complètement ignare, avait défriché des bois pour en faire des terres fertiles en Pennsylvanie et s'était fait une immense propriété ; il cultivait aussi des pêchers. Il a été tué impunément par un
Blanc qui s'est emparé de sa terre, un
Blanc qui possédait un chien. Les Blancs aiment vraiment leurs chiens. Ils tuent un nègre et ils se peignent en même temps. Mais j'ai vu des Blancs, des hommes, pleurer sur leurs chiens. » Dans l'état de Michigan où ils se trouvent, le frère et la soeur n'habitent pas les mêmes quartiers. La soeur demeure dans les quartiers pauvres pour vrais Noirs, pas comme son frère qui a fait siennes les valeurs bourgeoises des Blancs. Cependant le frère regrette la musique noire qu'il peut entendre chez sa soeur, tenancière d'une buvette. Elle ne se soucie nullement des apparences ; elle vit libre. Elle vit avec sa fille et sa petite-fille, qui initiera Laitier à l'amour et qui l'aimera à la folie, sans qu'il reste une place pour elle-même. L'ami de Laitier, Guitare, essaiera en vain de lui faire comprendre que l'amour n'est ni dépendance ni aliénation.
Dès que Laitier, à 12 ans, aura mis le pied chez sa tante Pilate, il se sentira chez lui. Pilate lui conte son enfance et sa jeunesse.
Au début du roman, on est en Caroline du
Nord, en 1931. Laitier a 7 ans. le narrateur est extérieur. Mais on fait un saut de de sept ans en arrière et il est question d'un homme qui vole comme un oiseau. Laitier est sur le point de naître. L'histoire est racontée dans une profusion de faits, quand les personnages nous sont encore inconnus. Parmi ces personnages, une grand-mère et son petit-fils aux yeux de chat. C'est Guitare. L'homme qui vole est-il une victime d'un groupe nommé les Jours qui se sont donné pour mission de tuer un
Blanc pour chaque Noir tué ? Guitare fera partie de ce groupe. Par amour des Noirs ? Ou par impuissance qui trouve un exutoire ?
Laitier voudrait quitter la vie qu'il mène, n'être responsable de rien de ce qui arrive à sa mère, à ses soeurs cloîtrées dans la maison et tenues dans l'ignorance, voire à son père, mais c'est lui qui dénoncera à son père l'amour qu'une de ses soeurs, partie travailler et sortie enfin de la maison à 40 ans passés, éprouve pour un Noir qui fait partie du groupe.
Son autre soeur, indignée par cette dénonciation, lui dit qu'il ne pissera plus jamais sur elle comme il a pissé sur ses plantes, et qu'il ne régentera pas la vie de ses soeurs. En effet, qu'a-t-il sinon ce petit boyau de cochon qui ne vaut rien ? Les scènes avec les soeurs, pourtant personnages très secondaires, sont éblouissantes. Laitier finit par croire en reliant les bribes d'histoires qu'il collecte sur sa famille que le sac que détient Pilate contient de l'or. Il projette avec Guitare de le lui voler. Cet or lui permettra de partir et Guitare pourra financer son groupe. le sac ne contient pas d'or mais des ossements. Voilà Laitier parti à la recherche de l'or, en fait à la quête de ses origines dans le Sud profond, en Virginie, où sont restés les Noirs, qui s'appellent presque tous Salomon ou Shalimar, prononcez Shalimone, et résidant dans cette ville justement de Shalimar. Ces derniers le regardent autrement, lui, le riche qui s'achète une voiture comme rien. Quelques hommes l'emmèneront à la chasse, et il comprendra qu'ils détiennent une autre connaissance, une capacité à distinguer les choses dont la vie elle-même dépend, la communication avec la nature comme dans les temps qui précédaient le langage, quand un homme s'asseyait à côté d'un singe pour avoir une conversation. Il rencontrera Circé ou son fantôme, la sage-femme qui accoucha sa grand-mère, celle-ci étant fille d'une Indienne, dans la maison en ruines qui abrita son père et sa soeur. Il entendra une chanson d'enfants, dont il mettra au jour les vraies paroles racontant l'histoire de sa famille. Cependant Guitare le cherche, pensant qu'il l'a doublé dans l'affaire du trésor. Mais n'est-il pas Salomon, l'homme-volant ?
C'est un livre dense. Les personnages, principaux comme secondaires, ont de l'épaisseur ; on a l'impression de les voir en vrai. le lecteur est à la fois dans la réalité sociale et dans le merveilleux des contes et des légendes, dans le chariot de l'affranchissement cahotant vers le
Nord où la réussite d'un Noir ne fait pas oublier qu'il est avant tout un Noir.
Morrison fait (re)vivre tout un passé afro-américain, avec un Salomon qui ne doit rien à celui de la Bible ; cependant on rencontre avec surprise et bonheur Hans et Gretel perdus dans la forêt quand Laitier en sort pour trouver une des clefs de son passé. le personnage de Laitier, égoïste qui veut être aimé, plutôt indifférent à ce qui lui arrive, s'allège de son héritage et devient apte à voler, et à aimer ?