En général, quand on entend une chanteuse parler, on est déçu par sa voix, parce qu'elle s'avère ordinaire, banale. La beauté de celle de Piki, elle, était invariable... Sa voix dépouillait l'ennemi de son armure, tout en restant charmante et aveuglante même dans les jurons, envoûtante même dans les sarcasmes.
Que j'étais nostalgique! Dévorée par la nostalgie du corps. L'endroit où la main de Piki venait décrocher mon coeur, et qui était alors d'un rouge à éblouir les doigts, la nostalgie l'avait changé en un lichen gris.
Et il y avait autre chose, que la vie de Piki indiquait encore moins. Cet autre chose, dans la classification des maladies, porte le code F41.0: trouble panique. J'avais lu cela dès le début dans ses papiers; mais les troubles paniques avaient beau être monnaie courante dans mon entourage, je ne comprenais pas ce que cela signifiait dans la pratique. Ni ce que ça peut être de vivre avec.
Les blessures qu'on ne voit pas, elles sont difficiles à panser.
(La voix de Piki)... Elle n'était pas "veloutée", "profonde"ou"rauque", non, elle était aussi suave que la peau des seins, comme une caresse de velours dans le cou, comme une main chaude sous la chemise. Une voix qui s'abreuverait de chocolat et dégusterait des amandes. Et elle était rauque, oui, comme la forêt, par une nuit d'été devient rauque et limpide quand les ténèbres enveloppent, les arbres sous la clarté du soleil. L'écouter procurait la même sensation que de poser la tête sur un oreiller de rose et de lis. Le timbre de sa voix était pareil à l'arôme de la cardamome. Et de la cannelle.
Rien de tout cela ne se serait passé si j'avais su déchiffrer avec justesse la voix de Piki depuis le début. Parce qu'on y percevait aussi autre chose que de l'assurance et de l'arrogance.
"J'ai peur de ne plus avoir peur de mourir."
Nul ne pouvait pressentir, au milieu de ces caprices, que sa voix enfantine était précisément ce qu'il aurait fallu prendre au sérieux chez Piki: j'aurais dû aller vers elle, la prendre dans mes bras et lui caresser la tête, lui chuchoter que tout aller s'arranger et que je ne partirais pas.
Je n'ai pas fait cela. Mon histoire avec Piki s'est terminée.
La vie de Piki a un goût de cailloux et de graviers pour rien du tout, c'est pour rien que sa lumière a la couleur du cachot. Tout ça pour rien. Piki n'est pas faite pour ce monde. (p. 116)
– Mais tu bois tellement… que c’est… »
J’ai laissé ma phrase en suspens. J’étais incapable d’aller plus loin. De dire que c’était effrayant qu’elle boive autant. Et que ça faisait passer ma chair pour un fruit gâté auquel on ne saurait toucher l’esprit clair, mais qu’on peut consommer en état d’ébriété parce que, à ce moment-là, peu importe le goût qu’il a en bouche. Et mon odeur, si mauvaise qu’on ne saurait la tolérer qu’une fois atténuée par l’alcool pour la rendre supportable. Et moi, si moche à voir que ma chérie ne saurait me regarder qu’en noyant ma laideur dans l’alcool.
...les choses qui ont un nom sont plus faciles à appréhender.