Mais l'amertume de vieillir n'empoisonnait nullement la vie de Sonietchka, comme c'est le cas pour les femmes fières de leur beauté.
(...) et tandis qu'elle partageait avec de beaux garçons les plaisirs joyeux de la chair, son âme avait soif d'une relation sublime, d'une union, d'une fusion, d'un partage sans limites ni rivages. (p. 69)
La main toute-puissante du destin qui avait jadis désigné Sonia à Robert intervint alors dans la vie de Tania. L'objet de sa passion amoureuse était la femme de ménage de l'école, qui suivait également les cours du soir, Jasia, une jeune Polonaise de dix-huit ans au visage lisse comme un œuf fraîchement pondu. Leur amitié se noua lentement à un pupitre de l'avant-dernier rang. La vigoureuse et robuste Tania contemplait avec adoration cette fragile Jasia, transparente comme un flacon de pharmacie tout propre, et languissait de timidité.
Pendant vingt années, de sept à vingt-sept ans, Sonietchka avait lu presque sans discontinuer. Elle tombait en lecture comme on tombe en syncope, ne reprenant ses esprits qu'à la dernière page du livre.
Elle avait pour la lecture un talent peu ordinaire, peut-être même une sorte de génie.
Целых двадцать лет, с семи до дватцати семи, Сонетчка читала почти без перерыва. Она впадала в чтение как в обморок, оканчивавшийся с последней страницей книги.
La robe de Jasia bruissait dans un froissement soyeux et sa lourde chevelure mordorée, pareille à une coulée de résine claire, tombait sur ses épaules comme taillées à la hache (…)
Les infirmiers redescendirent en cognant bruyamment la civière inutile.
" C'est un vieux, et il est mort sur une poule .... Une jeunesse en plus ! dit l'un d'eux.
- Et alors ? C'est mieux que de pourrir à l'hôpital !" répondit l'autre.
Jasia était la seule à lui laisser la possibilité de penser par elle-même, de réfléchir à voix haute, de choisir à tâtons ces petits riens à partir desquels un être dessine à son gré le motif originel sur lequel viendront se greffer tous les ramages de sa vie future. P.91
Elle tombait en lecture comme on tombe en syncope, ne reprenant ses esprits qu'à la dernière page du livre.
Robert Victorovitch était endurant, musclé, et la fatigue physique était une consolation pour son âme en proie à une violente répugnance pour ces calculs absurdes sur des chiffres falsifiés, pour la rédaction d’attestations mensongères et de certificats fictifs défalquant le combustible détourné, les pièces détachées volées et les légumes vendus sur la marche local, provenant du potager de l’usine géré par un jardinier roublard, un Ukrainien jovial et sans vergogne mutilé du bras droit.
Il l'admirait, elle le sentait et se rengorgeait sous son regard, fondant d'une vanité toute féminine et savourant son pouvoir sans partage, car elle savait qu'elle n'avait qu'à prononcer sa phrase d'une impudeur enfantine : " Tu veux un petit coup ?", et il hocherait la tête, il la porterait dans ses bras jusqu'au divan recouvert d'un vieux tapis, mais si elle ne disait rien, il resterait comme ça, à la dévorer des yeux, le pauvre , le bêta, qu'il était merveilleux, vraiment différent des autres, et il l'aimait à la folie ...