Citations sur Cette chose étrange en moi (78)
Pendant que je préparais les plats dans la cuisine, Mevlut aimait à rappeler une réalité bien connue du peuple d’Istanbul qui s’alimente auprès des vendeurs de rue, à savoir que ce qu’il y a de meilleur dans un plat, ce sont les restes et tout ce qui a l’air dégoûtant. Mais ces paroles me mettaient ern colère et je répliquais : « Faire réchauffer les restes d’un plat qui n’a pas été mangé, cela n’a rien de dégoûtant. » Les clients en venaient à préférer aux morceaux fraîchement cuisinés le grillé des lamelles de peau de poulet passés deux ou trois fois dans la casserole, le moelleux des pois chiches à la chair délicieusement amollie à force de bouillir et même les abats sautés plusieurs fois à la poêle. Ils y ajoutaient de la moutarde et du ketchup et ils engloutissaient tout.
"Chaque fois que Mevlut écrivait "Que Dieu protège les Turcs", il ressentait la profondeur de la nuit, et il sentait aussi que l'écriture était comme un signe, une signature apposée sur l'infinité de la nuit, et que cette signature transformait tout le quartier. Cette nuit-là, Mevlut prit conscience de beaucoup de choses [...] ; en cette nuit pure et sans fin comme dans les contes anciens, se sentir turc valait mieux qu'être pauvre."
Lorsqu'il dit "oui" à l'officier d'état civil qui procédait au mariage, Mevlut sentit qu'il pourrait remettre en toute confiance sa vie entière entre les mains de Rayiha et se fier à son intelligence. Il comprenait que se couler dans le sillage de son épouse sans s'inquiéter de rien - comme ce serait le cas durant tout leur mariage - lui faciliterait la vie et rendrait heureux son enfant intérieur.
Ils dormirent tout habillés. Au milieu de la nuit, dans le noir, ils se serrèrent l'un contre l'autre. Mais ils ne firent pas l'amour, Mevlut comprenait que la sexualité trouvait plus facilement à s'exprimer la nuit, dans le noir, mais la première fois qu'ils feraient l'amour avec Rayiha, il voulait que ce soit en plein jour, les yeux dans les yeux. Le matin venu, dès qu'ils se regardaient d'un peu trop près, ils étaient tout honteux, et ils s'inventeraient un tas de choses à faire.
« Voyant son fils le considérer comme un savant parlant avec la ville une langue particulière et s'impatienter d'en apprendre les secrets, le père de Mevlut s'emplissait de fierté et accélérait le pas.
"Toi aussi tu apprendras tout cela petit à petit... Tu deviendras en même temps un homme qui voit tout et un homme qu'on ne voit pas. Tu entendras tout, et tu feras comme si tu n'avais pas entendu. Tu marcheras dix heures par jour, mais tu n'auras pas l'impression d'avoir marché." » (p. 91)
Or, durant les années heureuses ayant suivi son mariage avec Rahiya, il n'imaginait pas que la ville se transformerait autant, il pensait qu'à force de travail acharné, il parviendrait à y faire son trou et à s'adapter à elle harmonieusement. C'est ce qui s'était passé en effet. Mais dix millions de personnes étaient aussi venues en ville avec lui ces quarante dernières année, et tandis que chacune d'elles s'y attaquait par un bout, la ville avait totalement changé de visage. A l'époque de l'arrivée de Mevlut, la population d'Istanbul était de trois millions d'habitants ; à présent, elle s'élevait , disait-on, à treize millions.
Ces scènes pour lesquelles les spectateurs venaient au cinéma tardaient toujours à arriver. C'est ainsi qu'il comprit à quinze ans que la sexualité était un miracle qui n'avait lieu qu'au prix d'une très, très longue attente.
Mevlut avait aussi voté pour le candidat désormais élu à la mairie d’Istanbul, autant parce que c’était un homme pieux que parce qu’il avait fréquenté l’école Piyale Paşa de Kasimpaşa, où étaient scolarisées ses filles.
En préparant le halva, mes larmes gouttaient dans la casserole. Je regardais chacune de ces larmes disparaître entre les grumeaux de halva : on eût dit que chaque fois qu’une larme disparaissait, moi aussi j’oubliais quelque chose.
Mais à l'armée il compris dès le premier examen médical que son corps ne lui appartiendrait plus totalement, et qu'en le confiant à ses supérieurs il pourrait au moins sauver son âme et, partant de là, rester maitre de ses pensées et de ses rêves.