Attention : roman mythique !
Le prétexte : 2 couples et 3 histoires d'amour pris dans les fracas de l'Histoire et leurs horreurs physiques et politiques.
Le propos : une critique sans concession de l'idéologie bolchevique, de la Révolution d'Octobre 1917 et des violences inouïes qui ont suivi, commises « au nom du peuple » et de l'effacement obligatoire de l'individu dans un collectif qui le dépasse.
Pasternak, fondamentalement auteur de poésie, a mis toute sa vie à écrire cet unique roman, dans lequel il met tout ce qu'il pense du régime soviétique.
Jivago c'est lui, ses idées sont les siennes.
Déjà ostracisé de longue date pour ses positions critiques et « subversives », rescapé des purges staliniennes qui ont décimé son cercle d'amis poètes, Pasternak voit logiquement son manuscrit interdit par le pouvoir.
Voulant absolument faire vivre ce texte dans lequel il a mis toute son âme et son existence, il va alors prendre une décision inouïe: organiser la sortie clandestine du manuscrit pour tenter de le faire publier en Europe de l'Ouest. Ce genre d'acte est alors considéré comme de la haute trahison en URSS et a toujours valu la mort à ses prédécesseurs qui l'ont tenté.
« Je vous invite à mon exécution. » C'est ce qu'il dira à l'intermédiaire italien à qui il confie le texte.
Malgré les pressions considérables et les manipulations du pouvoir soviétique, le roman est finalement publié en 1957 en Italie et dans de nombreux autres pays. Il sera un succès immédiat.
Dans le même temps, l'acharnement de l'URSS à vouloir empêcher cette parution attire l'attention de la CIA, qui voit alors en ce livre un potentiel outil de déstabilisation dans le contexte de Guerre Froide. L'agence prend alors la décision de faire une édition en langue russe qui sera distribuée clandestinement. Elle circulera sous le manteau à travers l'URSS pendant 30 ans, jusqu'à son autorisation officielle en 1988.
Pasternak reçoit le
Prix Nobel de littérature en 1958. le pouvoir soviétique l'obligera à le refuser et déchaînera encore plus la violence à son encontre.
Il en meurt probablement épuisé 2 ans plus tard. Son amante et la fille de celle-ci feront les frais d'une vengeance posthume, déportées plusieurs années.
"Comme dit le dicton russe: même les bons troupeaux ont une brebis galeuse.
La brebis galeuse de notre société soviétique est Pasternak qui a accouché de cette 'oeuvre' diffamatoire.
Il a craché au visage notre peuple. Même un porc ne chie pas là où il mange et dort.
Si on compare Pasternak à un porc, un porc n'aurait jamais fait ce qu'il a fait. Il a chié là où il a mangé."
Vladimir Semitchastny
Le passionnant documentaire « le dossier Docteur Jivago » (Arte, 2019) retrace toute cette histoire. Il est encore disponible en visionnage payant.
Sur un plan purement littéraire :
C'est de la russe. Ça tient au corps et aide à passer les grands froids. Mais Pasternak est avant tout un poète et la poésie est présente partout dans l'écriture. C'est admirablement bien écrit, sur toute la longueur.
Avant de se lancer, il est indispensable de réviser ses bases sur la Révolutions Russe et la Guerre Civile qui s'ensuivit sous peine de perdre le fil des événements.
Par ailleurs, il y a de très nombreux personnages, surtout au début, dont les destins parallèles se croisent et se mêlent progressivement, sans que ces derniers ne se connaissent forcément ou n'en aient même conscience. Il faut donc s'accrocher pour naviguer dans cette immense toile d'araignée sans y rester collé.
D'autant plus que les personnages sont tous nommés tour à tour et indifféremment selon les 4 ou 5 possibilités qu'offrent la langue et l'usage russes, ce qui est très déstabilisant au début pour des non-initiés.
Une lecture formidable donc, mais ambitieuse. Mieux vaut l'appréhender avec du temps devant soi pour s'y plonger vraiment. Y aller par trop petits bouts serait en-effet l'assurance de ne pas rentrer dedans et de ne pas aller au bout.
Le film de David Lean (1965) reste encore à ce jour un des plus grands succès de l'histoire du cinéma. Même s'il respecte globalement la trame du roman, il est impossible de restituer une telle densité littéraire, historique et politique dans un film, même de 3h.
On a donc l'impression assez désagréable d'aller d'extrait en extrait, dans une sorte de Reader's Digest en image, avec quelques moments « Petite maison dans la prairie » au milieu et d'inévitables notes mélo qui jurent un peu.
Le format à la mode actuel des séries permettrait peut-être une adaptation beaucoup plus fidèle.
Un immense roman, tant par ce qu'il est en tant que roman que par sa portée politique et historique.