Citations sur Travailler fatigue. La mort viendra et elle aura tes .. (81)
Travailler fatigue
Traverser une rue pour s’enfuir de chez soi
seul un enfant le fait, mais cet homme qui erre,
tout le jour, par les rues, ce n’est plus un enfant
et il ne s’enfuit pas de chez lui.
En été, il y a certains après-midi
où les places elles-mêmes sont vides, offertes
au soleil qui est près du déclin, et cet homme qui vient
le long d’une avenue aux arbres inutiles, s’arrête.
Est-ce la peine d’être seul pour être toujours plus seul ?
On a beau y errer, les places et les rues
sont désertes. Il faudrait arrêter une femme,
lui parler, la convaincre de vivre tous les deux.
Autrement, on se parle tout seul. C’est pour ça que parfois
il y a des ivrognes nocturnes qui viennent vous aborder
et vous racontent les projets de toute une existence.
Ce n’est sans doute pas en attendant sur la place déserte
qu’on rencontre quelqu’un, mais si on erre dans les rues,
on s’arrête parfois. S’ils étaient deux,
simplement pour marher dans les rues, le foyer serait là
où serait cette femme et ça vaudrait la peine.
La place dans la nuit redevient déserte
et cet homme qui passe ne voit pas les maisons
entre les lumières inutiles, il ne lève plus les yeux :
il sent seulement le pavé qu’ont posé d’autres hommes
aux mains dures et calleuses comme les siennes.
Ce n’est pas juste de rester sur la place déserte.
Il y a certainement dans la rue une femme
qui, si on l’en priait, donnerait volontiers un foyer.
You, wind of March*.
Tu es la vie et la mort.
Tu es venue en mars
sur la terre nue –
et ton frisson dure.
Sang de printemps
– anémone ou nuage –
ton pas léger
a violé la terre.
La douleur recommence.
Ton pas léger
a rouvert la douleur.
La terre était froide
sous un pauvre ciel
immobile et fermée
comme dans la torpeur d’un rêve,
comme après la souffrance.
Et la glace était douce
dans le coeur profond.
Entre vie et mort
l’espoir se taisait.
Maintenant ce qui vit
a une voix et un sang.
Maintenant terre et ciel
sont un frisson puissant,
l’espérance les tord,
le matin les bouleverse,
ton pas et ton haleine
d’aurore les submergent.
Sang de printemps,
toute la terre tremble
d’un ancien tremblement.
Tu as rouvert la douleur.
Tu es la vie et la mort.
Sur la terre nue,
tu es passée légère,
hirondelle ou nuage,
et le torrent du coeur
s’est réveillé, déferle,
se reflète dans le ciel
et reflète les choses –
et les choses, dans le ciel, dans le coeur,
souffrent et se tordent
dans l’attente de toi.
C’est le matin, l’aurore,
sang de printemps,
tu as violé la terre.
L’espérance se tord,
et t’attend et t’appelle.
Tu es la vie et la mort.
Ton pas est léger.
25 mars 1950.
Atlantic oil.
Vautré dans un fossé, le mécano ivre est heureux.
Quand on rentre la nuit du bistrot, en cinq minutes de prés,
on est à la maison, mais d’abord on aime jouir
de la fraîcheur de l’herbe, et le mécano dort que déjà survient l’aube.
A deux pas dans le pré, se dresse le panneau
rouge et noir : si l’on s’approche trop, on ne peut plus le lire
tellement il est large. A cette heure, il est encore humide
de rosée. La route le couvre de poussière, le jour,
comme elle couvre les buissons. En bas, le mécano s’étire en dormant.
C’est l’extrême silence. Bientôt, sous le tiède soleil,
les voitures passeront sans répit, réveillant la poussière.
Jaillissant du sommet du coteau, elles ralentissent un peu
puis dévalent le tournant. Il y en a qui s’arrêtent
dans la poussière, au garage qui les gorge de litres.
Un peu abrutis, les mécanos passeront le matin
assis sur les bidons, attendant du travail.
C’est un plaisir de passer sa matinée assis dans un coin d’ombre.
Ici l’odeur des huiles se mêle à l’odeur de verdure,
de tabac et de vin, et le travail vient les chercher
sur le pas de leur porte. Parfois même on s’amuse :
paysannes qui passent et s’en prennent, quand des bêtes ou des femmes
s’effrayent, au garage qui entretient le trafic ;
paysans qui regardent de travers. Chacun, de temps en temps,
fait un saut à Turin et revient plus léger.
Puis à force de rire et de vendre des litres, quelques-uns s’établissent :
à les bien regarder, ces champs sont couverts de poussière
de la route et l’on se fait chasser quand on s’assoit sur l’herbe.
Entre tous ces coteaux, il y a toujours une vigne
qui plaît plus que les autres. Un jour, le mécano
épousera la vigne qui lui plaît, la brave fille avec,
et il sortira en plein soleil, mais pour aller piocher,
son cou deviendra noir, il boira de son vin
préparé dans sa cave, dans les soirées d’automne.
Les voitures, la nuit, passent aussi mais sans bruit,
au point qu’elles n’ont pas réveillé l’ivrogne dans le fossé.
Elles filent sans poussière, la nuit, et le faisceau des phares
éclaire de plein fouet le panneau sur le pré, au tournant.
Quand vient l’aube, elles glissent prudentes, le seul bruit qu’on entend,
c’est celui de la brise qui passe, puis le sommet atteint,
elles se perdent dans la plaine en s’enfonçant dans l’ombre.
1933.
Indiscipline.
L’ivrogne laisse derrière lui les maisons stupéfaites.
C’est que n’importe qui ne se hasarde pas à se promener ivre
en plein jour, au soleil. Il traverse la rue calmement,
et pourrait s’enfiler dans les murs, car il y en a des murs.
Seuls les chiens se promènent ainsi mais un chien s’arrête
quand il sent une chienne et il la flaire avec soin.
L’ivrogne ne regarde personne, et même pas les femmes.
Dans la rue, suffoqués de le voir, les gens ne rient pas
et voudraient qu’il n’y ait pas eu d’ivrogne, mais tous ceux
qui trébuchent en le suivant des yeux, regardent à nouveau
devant eux en jurant. Quand l’ivrogne est passé,
la rue tout entière se meut plus lentement
dans la lumière du soleil. Un homme qui repart
aussi pressé qu’avant, ne pourra jamais être l’ivrogne.
Les autres regardent, sans les distinguer, les maisons et le ciel
qui sont toujours là, même si personne ne les voit.
L’ivrogne ne voit ni le ciel ni les maisons mais il les connaît
car d’un pas chancelant il parcourt un espace
aussi net que les franges de ciel. Embarrassés, les gens
se demandent à quoi servent les maisons,
et les femmes s’arrêtent de regarder les hommes.
Tous ont peur, dirait-on, que soudain la voix rauque
éclate en un chant et les suive dans l’air.
Chaque maison a sa porte mais il est inutile d’y entrer.
L’ivrogne ne chante pas, mais il suit un chemin
où il n’y a pas d’autre obstacle que l’air. Heureusement
qu’au-delà il n’y a pas la mer, car l’ivrogne
en marchant calmement, entrerait également dans la mer
et, une fois disparu, il suivrait sur le fond toujours la même route.
Et dehors la lumière serait toujours la même.
1933.
Révolte.
Le mort est crispé contre terre et ses yeux ne voient pas les étoiles :
ses cheveux sont collés au pavé. La nuit est plus froide.
Les vivants rentrent à la maison et en tremblent encore.
On ne peut pas les suivre ; ils se dispersent tous :
l’un monte un escalier, l’autre va à la cave.
Certains marchent jusqu’à l’aube et se jettent dans un pré,
en plein soleil. Demain en travaillant, il y en a
qui auront un rictus de désespoir. Puis ça aussi passera.
Quand ils dorment, ils sont pareils aux morts : s’il y a une femme,
les odeurs sont plus lourdes mais on dirait des morts.
Chaque corps se cramponne, crispé, à son lit
comme au rouge pavé : la longue peine
qui dure depuis l’aube vaut bien une brève agonie.
Sur chaque corps s’englue une obscurité sale.
Seul de tous, le mort est étendu aux étoiles.
Il a aussi l’air mort cet amas de haillons
appuyé au muret, que brûle le soleil.
C’est faire confiance au monde que dormir dans la rue.
Entre les haillons pointe une barbe que parcourent
des mouches affairées ; les passants vont et viennent dans la rue,
comme des mouches ; le clochard est un fragment de rue.
La misère, comme une herbe, recouvre de barbe
les rictus et donne un air tranquille. Ce vieux-là
qui aurait pu mourir crispé dans son sang
a l’air au contraire d’une chose et il vit.
Ainsi, à part le sang, chaque chose est un fragment de rue.
Et pourtant, les étoiles ont vu du sang dans la rue.
1934.
La mort viendra et elle aura tes yeux
11 mars – 10 avril 1950
Toi aussi, tu auras des gestes…
Toi aussi, tu auras des gestes.
Tu diras des mots –
visage de printemps,
toi aussi tu auras des gestes.
Les chats le sauront,
visage de printemps ;
et la pluie légère,
l’aube de jacinthe,
qui déchirent le cœur
quand on ne t’espère plus,
sont le triste sourire
que, seule, tu souris.
Il y aura d’autres jours,
d’autres voix, d’autres éveils.
Nous souffrirons dans l’aube,
visage de printemps
Les matins passent clairs…
Les matins passent clairs
et déserts. C’est ainsi que tes yeux
naguère s’ouvraient. Le matin
s’écoulait lentement, gouffre
de lumière immobile. En silence.
Tu vivais en silence ; les choses
vivaient sous tes yeux
(sans peine et sans ombre)
comme une mer au matin, claire.
Le matin est partout où, lumière, tu es.
Tu étais les choses et la vie.
En toi éveillés nous respirions
sous le ciel qui est encore en nous.
Sans peine sans fièvre en ce temps,
sans cette ombre pesante du jour
foisonnant et étrange. O lumière,
ô lointaine clarté, haleine
angoissée, tourne vers nous tes yeux
immobiles et clairs.
Sombre est le matin qui passe
sans la lumière de tes yeux.
30 mars 1950
La mort viendra et elle aura tes yeux
11 mars – 10 avril 1950
JE PASSERAI PAR LA PLACE D’ESPAGNE
Le ciel sera limpide.
Les rues s’ouvriront
sur la colline de pins et de pierre.
Le tumulte des rues
ne changera pas cet air immobile.
Les fleurs éclaboussées
de couleurs aux fontaines
feront des clins d’œil
comme des femmes gaies.
Escaliers et terrasses
et les hirondelles
chanteront au soleil.
Cette rue s’ouvrira,
les pierres chanteront,
le cœur en tressaillant battra,
comme l’eau des fontaines.
Ce sera cette voix
qui montera chez toi.
Les fenêtres sauront
le parfum de la pierre
et de l’air du matin.
Une port s’ouvrira.
Le tumulte des rues
sera le tumulte du cœur
dans la lumière hagarde.
Tu sera là – immobile et limpide.
28mars 1950
La mort viendra et elle aura tes yeux
11 mars – 10 avril 1950
LA MAISON
L’homme seul écoute la voix calme
et ses yeux sont mi-clos, comme si une haleine
effleurait son visage, une haleine amicale
qui remonte, incroyable, depuis le temps passé.
L’homme seul écoute l’antique voix
que ses pères ont entendue jadis, limpide
et recueillie, une voix qui pareille aux tons verts
des étangs et des coteaux, devient sombre le soir.
L’homme seul connaît une voix d’ombre,
caressante, qui jaillit calmement modulée
telle une source secrète : attentif il la boit,
les yeux clos, mais on ne dirait pas qu’elle est tout
près de lui.
C’est la voix, qui un jour a arrêté le père
de son père, et tous ceux du sang mort.
C’est une voix de femme qui résonne secrète
au seuil de la maison, quand vient l’obscurité.
La mort viendra et elle aura tes yeux
11 mars – 10 avril 1950
Tendre fruit qui vis…
Tendre fruit qui vis
sous le ciel transparent,
qui respires et qui vis
notre saison commune,
dans ton secret silence
est ta force. Comme l’herbe
qui s’anime sous le vent,
tu frissonnes et tu ris,
mais toi, tu es terre.
Tu es racine féroce.
Tu es la terre qui attend.
21 mars 1950