La différence fondamentale qui sépare la poésie antique de la nôtre, c'est qu'elle n'est qu'exceptionnellement une poésie personnelle ; elle n'est même une poésie d'expression que par surcroît. Mimesis, Poiesis : Imitation (ou Tradition), Fabrication, voilà les deux mots qui, bien souvent, nous donneront la clé. C'est dans ce climat esthétique que le poète Virgile s'est formé.
... Si la poésie est plus sérieuse que l'histoire, comme le dit une célèbre formule d'Aristote, c'est parce qu'au lieu du contingent elle joint la généralité. "Ce qu'un autre aurait pu dire à ta place, ne le dis pas" nous conseille le romantisme impénitent de l'art moderne, "et dis ce que tu es seul à pouvoir dire, ô le plus irremplaçable des êtres". L'homme antique penserait plutôt que ce qu'il est seul à pouvoir dire ne doit pas avoir un bien grand intérêt, puisque, lui-même ayant pu ne pas être, le monde aurait, sans trop de dommage sans doute, sans cesser d'être très beau, fait l'économie de cette prétendue révélation.
... De même qu'à aucun de leurs statuaires, l'idée ne fût venue de faire des statues en fil de fer ou en paille comprimée - le marbre et le bronze leur paraissaient meilleurs - de même n'éprouvaient-ils qu'allégresse et exaltation à refaire des Electre, des Oreste, à écrire des scènes de tempête ou de bataille. Ainsi, pendant des siècles, nos artistes ont-ils pu ne pas s'ennuyer ni se répéter en sculptant indéfiniment des Vierges ou peignant des Nativités. Le type idéal de l'artiste moderne, l'homme qui se retire dans son petit coin pour chanter tout seul sur sa flûte une petite musique bien à lui, leur eût paru, loin de leur faire envie, un être falot un peu malpropre. Il lui eussent opposé la fière parole de Callimaque : "Je ne chante rien qui n'ait ses répondants".
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