Eh quoi, graine de feu, quand donc t'arrêteras-tu ? Veux-tu couvrir le monde de tes châteaux de planchettes ? A mon avis, mieux vaut contruire une seule chose et la retravailler encore et toujours, jusqu'à la rendre parfaite : c'est cela qui enivre l'âme, et non les grandes conquêtes.
De cette première nuit de veille auprès de l'homme du fleuve, je me remémore son front ruisselant de fièvre, la fragilité de son souffle, et les frissons qui parcourent sa chair à chacune de ses expirations. Je me souviens aussi de la chaleur qui se dégage par vagues de son corps meurtri, emplissant la tente de sa touffeur. Jamais encore, je n'ai senti une telle ardeur émaner d'un être humain ; j'ignorais qu'une fièvre puisse vous attiser semblable fournaise dans le creuset des côtes.
Entre l'enfant des fées et nous, une sorte de pacte aurait pu naître : provisoire, peut-être, mais sincère, comme le sont tous ceux qui sont perdus ensemble sur le seuil d'un monde terrifiant.
« Vis ta vie ! Crée ! Façonne et fabrique ! Aime ! Lutte ! Triomphe ! Pleure ! Ris ! Conquiers ! Et reproduis-toi ! »
Elle lui adresse un de ses regards évanescents, l'ironie aux commissures des lèvres.
"Oh grands cieux ! " murmure Cwail.
Des oiseaux. Toutes sortes d'oiseaux collés aux troncs, englués dans la sève, de toutes leurs plumes. Occupés à crever. Qui descendent avec lenteur, entraînés par leur propre poids, vers l'eau noire croupie entre les racines. Les plus gros sont les plus rapides à sombrer : des canards sauvages, des grèbes, dont la lente glissade est perceptible à l’œil nu ; et même une grande bernache dont les ailes se débattent lentement, épuisées par l'effort. Et puis les petits, les légers : grives, bruants, moucherolles et gros-becs, suspendus, presque immobiles, dans leur épaisse goûte d'ambre. Ceux-là mettront des heures pour atteindre les racines. Les mammifères ne sont pas en reste : figés en larmes de résine, des chauve-souris, un lérot, et même deux écureuils roux.
Ainsi débute mon chant : par l'éveil du fleuve à la fissure de l'hiver.
"Voilà. Toute sa vie durant, on se berce, on rêve de côtoyer les antiques. Mais à peine est-on en présence du moindre de leur fantôme, que la peur vous prend aux tripes, et que l'on mesure l'étrangeté terrifiante qui fait de nous deux catégories d'êtres distinctes à jamais."
Ils se remettent tous les deux sur leurs pieds. Blaireau et héron face à face. Peuplier flexible et saule épais. Le saule agite sa ramure, puis dévore d'un seul coup la distance qui le sépare du peuplier. De ses grandes branches épaisses, il le fouette pour le briser en deux, le cogne de son bulbe noueux. Mais le peuplier s'est plié bien à temps; il a déjà glissé loin de lui. En un clin d’œil, les arbres sont redevenus deux garçons aux bras souples, qui bataillent et se disputent l'amour d'un père.
Leur lumière douce et feutrée chatoie sur le monde de Manesh comme une offrande des dieux, une bénédiction des Astres-rois; minuscules éclats de grâce qui caressent de leur vol le bois jeune, se glissent entre les jointures et explorent de leur lueur les moindres recoins du logis. Le garçon sourit malgré lui. Il ne se sent pas du tout fatigué.