Les langues mineures sont des poches pour la mémoire de l'humanité, disait un professeur de Ljubljana en établissant un parallèle élégant avec la géographie du lieu où ils se trouvaient, non loin du lac d'Ohrid, l'un des plus profonds du monde, vestige de la mer Égée du miocène tardif, avec ses affluents souterrains et sa faune aquatique unique : un creuset pour les modèles de conjugaison primitifs de la nature. Un jour, elle avait éprouvé un besoin de silence ; elle s'était échappée et avait pris le car, seule, jusqu'à Ohrid, une belle ville où, pensa-t-elle, elle aurait envie de retourner plus tard : des escaliers abrupts en pierre, de petites maisons blanches entourées d'arbustes parfumés aux fleurs rouges et blanches et, très loin en contrebas, la surface bleue immobile du lac. Elle visita un musée aux planchers noircis et aux murs chargés d’icônes : yeux sombres au regard vigilant, mains levées dans un geste caractéristique, le majeur effleurant le pouce ; un papillon jaune s'était égaré parmi les peintures. Sur une terrasse aux tables vides devant une estrade d'orchestre abandonnée, elle but un verre de vin blanc. Fin d'après-midi, formes allongées.
Les couples de contraires structurent l'existence. La chaleur a le froid. La lumière a l'obscurité. L'être humain a l'autre être humain. Si les contraires n'existaient pas, le mouvement de la vie s'arrêterait. Le temps aussi. Mais les contraires ne sont pas toujours où l'on croit. L'obscurité recèle une lumière singulière. Chaque sexe a aussi un domicile chez l'autre sexe. L'univocité n'héberge que la mort.
Le sentiment amoureux nous attire en laissant miroiter l'abolition des contraires.
A chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues ... écrivait Rimbaud. Dans l'une de ses vies, elle était partie à Harar comme on s'évade, et comme s'il était possible de vivre plusieurs vies à l'intérieur d'une seule. Son erreur était peut-être, sans autre comparaison, la même que celle du poète : croire que la solution de l'énigme se trouve dans le monde.
Le Danois Kierkegaard a bien exprimé cela : le temps qui nous emprisonne renferme des grains d'éternité. Pendant de brefs instants de vie, il arrive que nous éprouvions l'éternité au milieu du temps. Une bulle d'éternité a crevé, ou bien elle nous a enveloppés à l'improviste. Alors nous ne ressentons plus notre prison, l'espace d'un instant nous sommes libres.
Vivre est un exercice d'attention, ajouta-elle, comme si elle en savait quelque chose. Elle savait pourquoi elle s'entêtait ainsi. Il leur restait très peu de temps. Ils avaient effleuré la vie l'un de l'autre. Il y a des instants où l'on veut aller plus loin. Il y a des gens en qui on veut entrer profondément, comme dans une histoire.