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« À l'ombre des jeunes filles en fleurs », deuxième volet de la célèbre oeuvre romanesque de Marcel Proust, « A la recherche du temps perdu ».

Après avoir essuyé plusieurs échecs lors de la première étape de la recherche, « du côté de chez Swann », j'avais fini par me faire accompagner par deux belles voix, celles d'André Dussollier et de Lambert Wilson. Je ne le regrette pas car cette lecture avait été un superbe moment de lecture.
Alors, pour cette deuxième étape de montagne, au risque de me perdre à nouveau, j'ai choisi de ne pas partir toute seule à l'aventure : c'est en cordée avec mes ami.es babelionautes (que je remercie) et la très belle voix de Lambert Wilson que j'ai gravi cette montagne.

Cette lecture a été longue, presque deux mois. Je suis arrivée bonne dernière, mais mon objectif est atteint : je n'ai pas flanché, j'ai bouclé cette épreuve sans rien lâcher, et surtout, j'ai pris beaucoup de plaisir à cette lecture.
J'ai pris le temps de revenir sur de nombreux passages en alternant audio et livre, et cette relecture n'a pas été inutile, loin de là : cela m'a permis de mieux comprendre l'enchaînement des idées, leurs interconnexions, leurs sous-entendus.

*
Dans ce roman, le narrateur, jeune homme délicat et introspectif, poursuit sa quête du temps, luttant contre l'oubli dans une course contre le temps qui s'enfuit, une course qui l'amène à saisir les pensées les plus justes dans l'instant.
De Paris au bord de mer de Balbec en Normandie, il poursuit son exploration des souvenirs, des sentiments, des émotions qui ont marqué sa jeunesse, nourris de rêveries romantiques, de fantasmes, de désillusions.

Au gré des rencontres, des conversations, des promenades, il décrit avec minutie et habileté tous les petits détails nostalgiques de ces jours lointains. Et ces petits riens prennent une place capitale et essentielle dans les souvenirs du jeune homme.
En parcourant ainsi son passé, il explore les thèmes de l'amour et de la jalousie, de la fuite du temps et de la fugacité des êtres, du bonheur et de la mémoire, de l'art et de la recherche de la beauté. C'est aussi l'occasion pour lui de réfléchir sur sa propre identité, sur sa relation avec les autres et sur la façon dont les souvenirs et le temps façonnent sa perception des autres.
A travers la transparence de ses pensées, on perçoit un jeune homme maladif, naturellement triste malgré sa quête du bonheur et de l'amour.

« Et c'est en somme une façon comme une autre de résoudre le problème de l'existence, qu'approcher suffisamment les choses et les personnes qui nous ont paru de loin belles et mystérieuses, pour nous rendre compte qu'elles sont sans mystère et sans beauté ; c'est une des hygiènes entre lesquelles on peut opter, une hygiène qui n'est peut-être pas très recommandable, mais elle nous donne un certain calme pour passer la vie, et aussi – comme elle permet de ne rien regretter, en nous persuadant que nous avons atteint le meilleur, et que le meilleur n'était pas grand'chose – pour nous résigner à la mort. »

*
On retrouve les personnages du premier volume auxquels viennent s'enrichir de nouveaux personnages : Swann ; Berma, la célèbre actrice admirée par l'écrivain à succès Bergotte ; le baron de Charlus ; le docteur Cottard ; M. Norpois, l'ambassadeur ; Robert de Saint-Loup ; le peintre Elstir, …
Le narrateur jette un regard franc et spontané sur son entourage, et la perception qu'il en a, montre combien l'estime et la réputation fluctuent au gré des rencontres et des relations que chacun entretient. A ses observations, s'entrelacent ainsi introspections psychologiques, réflexions sociales et philosophiques.
Sous son regard perçant et pénétrant, Marcel Proust dessine des portraits savoureux et jubilatoires de ce petit monde de nantis où tout n'est qu'apparence, flatterie, vanité, hypocrisie et médisances. Il y a souvent un humour ironique et mordant qui prête à sourire.

J'ai adoré tous ces petits potins où percent la médiocrité des idées, le maniérisme excessif des gens dits bien-pensants, sûrs de leur supériorité et de leur intelligence.
J'ai aussi aimé la relation du narrateur avec sa grand-mère, sans aucun doute la plus sincère, le narrateur lui vouant une tendresse et un attachement tout particuliers.

*
Le jeune homme, amoureux des femmes, à moins qu'il ne soit un grand amoureux de l'amour, est comme un papillon, attiré par une multitude de fleurs, butinant de l'une à l'autre, et ne se fixant sur aucune.

« Car il me semblait que je ne l'aurais vraiment possédée que là, quand j'aurais traversé ces lieux qui l'enveloppaient de tant de souvenirs – voile que mon désir voulait arracher et de ceux que la nature interpose entre la femme et quelques êtres (dans la même intention qui lui fait, pour tous, mettre l'acte de la reproduction entre eux et le plus vif plaisir, et pour les insectes, placer devant le nectar le pollen qu'ils doivent emporter) afin que trompés par l'illusion de la posséder ainsi plus entière ils soient forcés de s'emparer d'abord des paysages au milieu desquels elle vit et qui, plus utiles pour leur imagination que le plaisir sensuel, n'eussent pas suffi pourtant, sans lui, à les attirer. »

Chacune est une beauté en soi, mais son coeur animé par la passion et le désir cherche un point d'ancrage qu'il ne trouve pas. Alors ses yeux énamourés et gourmands cabotent de Gilberte à Odette, d'Albertine à Gisèle, de la jeune paysanne à la belle pêcheuse, … dans une étourdissante ronde florale où toutes les jeunes filles finissent pas se confondre.

« … je m'étais rendu mieux compte depuis qu'en étant amoureux d'une femme nous projetons simplement en elle un état de notre âme ; que par conséquent l'important n'est pas la valeur de la femme mais la profondeur de l'état ; et que les émotions qu'une jeune fille médiocre nous donne peuvent nous permettre de faire monter à notre conscience des parties plus intimes de nous-même, plus personnelles, plus lointaines, plus essentielles, que ne ferait le plaisir que nous donne la conversation d'un homme supérieur ou même la contemplation admirative de ses oeuvres. »

*
Comment, en évoquant « À la recherche du temps perdu », ne pas parler de l'écriture de Marcel Proust, de son style unique, inimitable ? de cette sensation de vertige, d'étourdissement ahurissant devant ses phrases interminables ? de la profondeur, de la justesse et de la sensibilité des émotions? de la richesse de sens, de l'évolution dans la perception des personnages ?

La plume de l'auteur est délicate, poétique, illuminée d'une douce raillerie pour sonder la nature humaine et ses tourments. Il y a une recherche très certaine du mot le plus juste, de l'image la plus fidèle, de l'émotion la plus sincère, de la sensation la plus vraie. Marcel Proust a une écriture très sensorielle, il n'hésite pas à distiller des sensations olfactives, visuelles, auditives pour enrichir son propos.
Au fil de la lecture audio, j'ai également pris conscience d'une musicalité, d'un rythme, qui rend la lecture plus facile.

*
Pour conclure, « À l'ombre des jeunes filles en fleurs » est une expérience de lecture mémorable, un roman impressionnant qui se lit et se relit. Il est si dense et si complexe que chaque relecture apporte une nouvelle nuance, un nouvel éclat à cette oeuvre.
Je vais maintenant me préparer, comme une athlète de haut niveau, au tome 3 de la recherche, « le Côté de Guermantes » et cette fois-ci, je partirai pour un trek solitaire, sans l'appui de l'audio.
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Mais qu'il est fort ce Proust !
Il a su retenir toute mon attention puisque je l'ai lu (à voix haute) , en binôme avec RChris, et malgré ses phrases longues ... longues ... longues ,
où, il parle de lui, sans parler de lui,

et, où, l'on doit reprendre son souffle bien souvent, ses "élucubrations" sur tout et pour tout, où il s'interroge sur les mystères de la gente féminine, pour qui, il n'a pourtant aucune accointance physique ? sensuelle ? amoureuse ? ; juste une curiosité de "petit garçon" monté en graines, plus attiré par la féminité que par la femme.

Et s'agit il, bien là, d'amour courtois ?
Ou, un brouillon sur cet amour dont il fait grand cas et tient à nous en persuader ...
Il a l'amour-papillon cet homme là, et son choix se porte sur celle qui le regarde un peu trop, ou chez laquelle, il croit déceler un semblant d'intérêt pour sa personne, ou bien une jolie nuque, une silhouette évanescente, tout comme le sont ses sentiments.

- Parenthèse -
Sa journée commençait l'après-midi !
Il boutonnait son habit de soirée pour "aller dans le monde",
difficile de se faire admettre dans le cercle des gens cultivés.

Malraux, péremptoire disait que Proust était fini :
"Pour Proust, en somme, "la journée" qui fut interminable se prolonge.
Il endosse son habit d'éternité pour montrer enfin son vrai visage où se dessine un sourire voltairien". -

Que me restera t'il de cette lecture ?
Lecture qui au premier abord pouvait paraître fastidieuse, et curieusement, il n'en a rien été, il m'a emmené doucement par la main et suis arrivée à bon port !

Mais ne pas réduire cela à un roman-photo !
Heureuse lecture, partagée, qui m'a permis de ne pas rester en cale sèche.

Là, où un souffle d'air éparpillera tous ses mots, ses phrases comme autant de plumes végétales infléchies par le vent, telles les sphères évanescentes des fleurs de pissenlits,

Ce fût un parachute Proustien, un ovni en forme d'aigrettes qui se rappelleront à moi de temps à autre.

Ma Madeleine, en somme !
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Il paraît que le silence qui suit la musique de Mozart est encore du Mozart, qu'en est-il des idées qui suivent la lecture de Proust, sont-elles encore du Proust ?
La première phrase que l'on écrit après sa lecture développe-t-elle sa longueur, ses parenthèses ou tirets, ses imparfaits du subjonctif dont on ne se départit que progressivement ?
Pas sûr…
Ma première réflexion : “Que c'est serré au fond… de ce livre!”
Bon, c'est pas du Proust, cette phrase !
A moins que cela en fût et que je ne le susse point !

Comme l'a suggéré Gilles Deleuze dans “Proust et les signes” : “ce roman peut être lu comme une entreprise sémiologique de déchiffrements des signes”, et paf, voilà qui compense Patrick Sébastien !

Le texte est si étiré que, parfois, ahanant comme à vélo sans assistance électrique dans une côte, sans autre ambition que de me hisser à son sommet et tellement satisfait d'avoir vaincu cette épreuve, à l'arrivée, la quintessence du propos m'est apparue superfétatoire tant elle était réduite.
Mince, me voici contaminé, j'cause comme Marcel !
Car Proust sait cependant nous imprégner de son style comme d'un accent que l'on prendrait après des discussions avec les autochtones de certaines régions visitées.

Comme à son habitude, l'auteur joue de l'autobiographie déguisée.
Le narrateur hésite et renonce à faire de la littérature son métier. Sa santé est si délicate qu'aller au théâtre pourrait lui être préjudiciable.
C'est un jeu de masques dont nous ne sommes pas dupes tant les réflexions sur la littérature, la mémoire et le temps qui passe sont inimitables.

Dans certains cours de photographie, on vous demande de réaliser une prise de vue dans votre environnement immédiat.
L'exercice consiste à réaliser un cliché sans vous déplacer et apprendre ainsi à “voir” et transcender la réalité immédiate. Je pense souvent à cela en lisant Proust, son univers est si réduit, si confiné à un cercle restreint autour de lui qu'il doit développer son regard, son imagination pour sublimer ce qui, au demeurant, n'est que banalités.
Et pourtant cette lecture donne alors le sentiment d'une puissance telle que même une relecture ne permet pas d'affirmer une appréhension totale, laissant une impression d'inachevé, d'un flirt littéraire qui laisserait l'intuition évanescente d'un reste de sens immaîtrisé.

Je l'ai fait, j'ai fait mon GR20 de la littérature comme une escalade, car parfois on s'embarque dans une phrase avec l'envie qu'elle finisse, au risque de perdre le sens qu'on avait aperçu au début.
J'avoue que, de temps en temps, j'ai renoncé à me battre avec la compréhension de certaines phrases ! Il m'a fallu pourtant aller jusqu'au bout de l'ouvrage pour savoir si les jeunes filles étaient en fleurs !

Avec les romans de Proust, vous pouvez cependant prendre votre temps, avancer à petits pas, revenir en arrière, vous ne vous perdrez pas dans son histoire qui avance à un rythme languissant, mais c'est avec plaisir que vous retrouverez toujours épisodiquement ce cher Marcel après des lectures plus actuelles.

Il y a quelque chose d'incomparable à ce style et à cette pensée délicate, en dentelle, qui permet d'emmener n'importe lequel des sept volumes de la ”Recherche” sur une île déserte pour pouvoir le relire, savourer cette écriture et trouver un nouveau sens sur lequel on serait passé un peu trop vite.
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Autant j'avais apprécié le premier tome, autant avec celui-ci mon ressenti est bien plus complexe : par moment j'ai retrouvé ce qui faisait le charme de cette lecture, mais plusieurs fois ma lecture est devenue laborieuse, voire ennuyeuse et longue.
La longueur des phrases n'en est pas vraiment la cause car elles n'étaient pas plus courtes dans les passages qui m'ont plu. Mais quand il faut revenir en arrière pour trouver à quoi peut bien se rapporter un pronom ce n'est pas bien agréable ! Et il faut bien dire que cela arrive plus souvent dans les moments où le narrateur se penche sur ses sentiments, ses émotions. Peut-être que c'est une question aussi d'état d'esprit et de contexte au moment de la lecture... Quel dommage : au fil des pages les analyses introspectives minutieuses, les oscillations incessantes entre anticipation et souvenir, me rebutaient de plus en plus, au contraire des descriptions et des portraits de personnages. Là le talent de Proust s'épanouit, chaque description de lieu est inoubliable ( l'église de Balbec, les chemins normands, l'atelier d'Elstir, le Grand Hôtel, …) et les peintures de personnages sont d'autant plus savoureuses qu'ils sont issus d'un autre temps et que Proust souligne tous les travers de chacun, travers d'autant plus frappants que les préoccupations de tous ces personnages, quel que soit leur milieu, semblent bien futiles. En tant que tranche de vie d'une époque révolue (les Champs Elysées comme terrain de jeu, le Grand Hôtel de Balbec, …) c'est une totale réussite. D'autant qu'autant que la nostalgie, on sent bien tout le poids, très lourd, des conventions sociales. Et j'adore la façon dont tout ce monde est dépeint, avec humour et quelques coups de griffes ironiques.
Le bilan est cependant positif, quoique je ne sois pas sûre de continuer la lecture des tomes suivants, d'autant que je pressens que c'est une lecture qui appelle presque inéluctablement la relecture, mais ... sait-on jamais ?
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Pour ce deuxième opus de A la recherche du temps perdu intitulé A l'ombre des jeunes filles en fleurs, constitué en trois tomes, c'est le moment des premiers amours, les moments qui trimbalent tout leur lot de caprices et de chagrin, surtout que l'auteur, notre héros, est très sensible, chez lui, tout sentiment est un bouillonnement intérieur qui le trouble, toute contemplation est jugée avec un profond idéalisme. Il se crée une espèce d'univers où la réalité est transcendée par sa sensibilité, cela donne du rythme, de la musicalité qui, dans cette partie, devient plus accessible, on apprécie plus la beauté du style de l'auteur...
L'aventure mérité d'être poursuivie…
Dans le premier tome de cet opus, les souvenirs de la famille Swan jouent encore une espèce de pression dans le mental de notre jeune adolescent. Mais dans le deuxième, la rupture avec Gilberte est effective, et un voyage à Balbec avec sa grand-mère permet à notre narrateur de faire de nouvelles rencontre. Il y a madame Villaparisis, une amie de jeunesse de sa grand-mère, une vibrante aristocrate dont le passage ne peut être inaperçu, puis son neveu Saint-Loup, enfin des jeunes filles en fleurs qu'il rencontre à la plage. ET c'est dans le troisième tome qu'il rencontre le peintre Elstir, l'artiste devient le truchement par lequel il va rencontrer lesdites jeunes filles en fleurs, parmi lesquelles figure Albertine...
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Vivante prière contre l'oubli

Le temps est carnivore : il dévore tout sur son passage. C'est pourquoi chaque souvenir vécu en compagnie d'un être cher, se trouve consigné avec une encre d'or dans le grand livre de l'humanité. Ainsi, tant qu'un souffle vital nous anime, notre mémoire préserve de la disparition ceux que nous aimons de toute notre âme.

Ce deuxième tome d'"À la recherche du temps perdu" porte en lui la douce lumière du matin. "À l'ombre des jeunes filles en fleurs" chante la découverte de la beauté du monde, dans tous ses moindres détails. Chaque mot qui en porte témoignage est comme une pierre précieuse arrachée à la terre noire et qui resplendit enfin sous le soleil vainqueur de la nuit.

Si, comme l'écrit Proust, les huîtres sont « de petits bénitiers de pierre », alors peut-être que nous autres humains, lointains rejetons du grand océan, sommes une vivante prière contre l'oubli.

© Thibault Marconnet
Le 15 avril 2024
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Il y a des rendez-vous qu'il faut avouer manqués. Non que cela tienne particulièrement à l'un ou l'autre des parties, mais plutôt que les potentialités que chacun avait à apporter à cette rencontre n'ont pas trouvé assez d'échos en l'autre. A l'ombre des jeunes filles en fleur est de ces étonnantes déceptions.

Remarquez qu'en cela, mon désappointement est tout à fait à fait emblématique du rapport du narrateur aux oeuvres ou artistes qu'il s'apprête à aduler et qu'il se trouve, dès lors qu'il a la possibilité d'y être réellement confronté, obligé de reconnaitre en deçà des attentes qu'il formulait pour eux. J'aurais adoré glorifier A l'ombre des jeunes filles en fleur ! Mais voilà, comme au narrateur, alors qu'il en attend des merveilles avant de les avoir rencontrés, la Berma, Bergotte, Elstir auront commencé par paraître complètement étrangers à la gloire dont il aurait voulu les auréoler, A l'ombre des jeunes filles en fleur m'a lourdement désappointée quand j'espérais y boire le filtre d'un puissant enchantement. J'y ai en revanche retrempé mon penchant aux phrases interminables, vous l'aurez noté.

Dans La Recherche, une rédemption existe pourtant : il s'agit de créditer ces grandes oeuvres ou illustres artistes de ce que les autres leur auront trouvé. Ainsi, parée de l'éloge que lui fait Norpois, la Berma devient admirable au narrateur tout comme la petite phrase, qui avait paru presque commune à Swann lorsqu'il l'avait entendue la première fois se voit conférer des mérites supplémentaires par l'environnement et les sentiments qui auront été ensuite associés à son écoute. Il faut donc que la sensation soit médiatisée par une caution culturelle honorable, une émotion, un souvenir pour qu'elle devienne sublime.

Les amis, vous avez du boulot car je compte sur vous pour hisser cette lecture au pinacle de mes admirations grâce à ce que vous m'en direz qu'il faut que j'en pense. Et vu le pensum que ça a été d'en venir à bout – et mon esprit critique toujours affuté, reconnaissons-le -, il va falloir que vous mouilliez la chemise pour que nous y parvenions ! Anna, bien sûr, ma foi dans tes talents de persuasion est sans limite !

Il y a eu pourtant des moments de plaisirs à ma lecture, heureusement. J'ai ri avec délice des tournures de Françoise et de certaines affections ridicules que montrent Odette, Norpois ou Bloch ensuite. Je me suis trouvé bien des points communs avec le narrateur lorsqu'il peut passer une nuit entière à regarder une branche de pommier en fleur, attribuant au marchand à qui il l'a achetée la générosité, le « goût inventif aussi et contraste ingénieux » d'avoir ajouté « un seyant bouton rose » aux blanches corolles et bourgeons de feuilles. J'ai aimé aussi la synesthésie qui fait prendre la terre pour la mer et l'inverse dans les toiles d'Elstir, les jeunes filles en bande pour des mouettes, la manière dont la lumière du soir change un lieu et en fait une toile. Pour connaître un peu La Recherche dans son ambition globale d'avoir lu des essais sur elle, j'ai admiré la manière dont le narrateur semait le trouble sur l'identité sexuelle de tel ou tel personnages, dont les thèmes du travestissement, de l'incertain commençaient à prendre leur place dans l'oeuvre.

Mais quelle interminable litanie ! C'est fait exprès, je le conçois bien. Il faut que le lecteur se perde dans ce flux de conscience qui mâche et remâche les événements, les passe au crible de ses comparaisons intérieures, leur trouve des correspondances et des interprétations grâce à une digestion sempiternellement répétée. Si la vache a sept estomacs, la tête du narrateur a au moins autant de cerveaux ! Heureusement pour notre rencontre, qui dans le cas contraire aurait été absolument ratée, ce narrateur pose sur lui-même un regard lucide. Il parle à son sujet de sa « faiblesse », de « [s]on excès de sensibilité douloureuse et d'intellectualité ». Oui, on le dirait à moins !

Et si, n'évoluant pas en littérature dans les eaux morales du délit et du jugement, on ne peut dire que faute avouée est à moitié pardonnée, cette lucidité aura au moins un temps apaisé l'agacement que je sentais monter à mesure que je lisais les circonvolutions infinies que provoquait le moindre événement, que dis-je, l'absence même d'événement, comme lorsqu'on prend des pages à évoquer ces jeunes filles qui ne passent pas sur la digue. Qu'on attend et qui ne viennent pas. (J'en vois sourire certaines, Beckett est bien plus lapidaire pour faire advenir ce qui n'existe que parce que ce que l'on attend ne vient pas).

Ainsi, toute la finesse d'une analyse intelligente et sensible, toute observation subtile d'un paysage que je chéris aussi ne suffiront pas à me lier à ce narrateur avec lequel je pensais avoir pourtant tant de points communs.
Prenez par exemple les aubépines. Ce sont celles de Combray qu'il retrouve à Balbec, celles des chemins creux, que je connais de mon côté aussi et que, sans les avoir croisées depuis longtemps, j'aime infiniment, plus encore depuis que mon sentiment à leur endroit a été augmenté par la connivence que cela me donnait, croyais-je dans un élan de snobisme littéraire que je confesse bien volontiers, avec Proust. Ces buissons piquants dont les tendres fleurs disent le mois de mai dans le bourdonnement des abeilles, le noir crocheteux des branches le dénuement d'un hiver après que les oiseaux auront achevé le festin de baies écarlates qu'elles auront offert à l'automne triomphant. Ces aubépines-là. Eh bien le narrateur, au détour d'une promenade charmante avec Andrée, va reconnaître leurs « feuilles découpées et brillantes qui s'avançaient sur le seuil » et « touché au coeur par un doux souvenir d'enfance » (on ne se refait pas), il va leur faire la conversation et s'enquérir des fleurs qu'il ne voit pas. Scène champêtre à la naïveté charmante. « Ces demoiselles sont parties depuis déjà longtemps. » lui répond l'arbuste. Et boum la perte ! Déjà ! Encore ! Au plus fort de sa jeunesse, alors qu'il batifole avec une charmante jeune fille dans les chemins creux, il aurait tout de même mieux à faire que de porter le deuil de fleurs passées ! Mais non, il déplore. Et pour se consoler, ne lui reste que la perspective de revenir l'an prochain, d'inscrire la répétition de l'habitude pour contrarier celle d'un temps enfui.
Et le devenir de la fleur, le fruit qui porte la graine, cette vitalité toute ramassée qui, à la faveur d'un lit obscur et humide donnera peut-être l'an prochain une nouvelle pousse ? C'est la déchéance, la flétrissure et la mort. Avec, compensation sublimatrice et véritable jouissance, le plaisir de lui adresser un tombeau littéraire. Un monde me sépare de cette manière d'envisager la vie ! Alors dites-moi, je vous prie, le moyen de s'entendre avec pareil animal ?

Et puis, à force d'y réfléchir, je ne crois pas que le processus de réminiscence corresponde à ma manière de concevoir l'identité ou même le réel. Qu'il faille trouver des redites signifiantes ou tisser la toile d'une interprétation qui contienne le monde aurait pu me plaire il y a quelques années encore. Lorsque je ne savais pas que ce ne serait pas ainsi que je regarderais mon passé. Lorsque j'ignorais encore qu'il était possible de faire autrement et que j'aurais alors admiré l'ampleur de la tâche en pensant qu'elle mimait, en une réalisation magnifiée par le talent d'écriture, celle de n'importe quel esprit un peu réflexif. Mais je ne crois plus aujourd'hui dans cette raison surplombante qui assigne un sens à tel ou tel signe qu'elle isole. Dans cet immense effort pour rester maître des correspondances et penser qu'elles sont autre chose que la simple émanation d'un esprit qui veut trouver une continuité, une trajectoire, à la succession décousue et hasardeuse des éléments qui font son existence.

Enfin, et c'est peut-être le plus rédhibitoire pour moi, quel sérieux dans la démarche de Proust ! Vous me direz, elle aura occupé sa vie, encore heureux qu'il lui accorde du prix. Oui. Mais il n'y a aucune autodérision, aucune place pour le rire incrédule, la gratuité d'un moment qui échappe malicieusement au sens qu'on veut lui donner. C'est l'esprit d'un temps, je veux bien l'admettre. On est dans le hiératique, Villiers de l'Isle Adam, Hérédia, Vigny. Dans l'icône et l'emblème. du lourd, du compassé, du sacre de l'artificiel. On est entre gens qui se savent sérieux, importants, et dont, indéniablement, je ne suis pas.
Mais pour finir sur une note un peu plus positive et les remercier de leur présence, j'ajouterai aux qualités de ce livre le prétexte qu'il a constitué pour rencontrer de nouveaux lecteurs sur Babelio et discuter plaisamment avec toute la fine équipe que nous avons constituée autour de cette lecture commune. Sans vous les copains, j'aurais lâché l'affaire, c'est sûr !
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Influençable et indécis, tel m'apparaît ce narrateur adolescent que l'on retrouve dans la première partie de ce tome. Que ce soit son appréciation des écrits de Bergotte ou sur la déception qu'il ait éprouvée en regardant la prestation de la Berma dans Phèdre, ses opinions changent passablement suite aux remarques que lui font son père, Norpois ou Bergotte lui-même. Quant à ses atermoiements, qui s'étirent dangereusement, face à Gilberte, on ne peut qu'en déduire que le jeune est encore au stade d'apprentissages et de découvertes. En même temps commencent à émerger ici des considérations et théories sur l'art et l'amour. Même si cette partie ne m'a pas complètement convaincu, j'y ai quand même trouvé plus d'intérêt que dans tout le premier tome de cette recherche.

Par contre le séjour à Balbec m'a beaucoup plu. Arrive une flopée de personnages qui auront une place importante pour la suite des choses : St-Loup, Charlus, Elstir, les jeunes filles, dont, bien sûr, Albertine elle-même. le narrateur, confronté à de nouvelles expériences, y réfléchit beaucoup et longuement, en dégage des leçons et en tire des théories, en autres sur l'amour et l'amitié. Les itérations entre le côté social et les moments d'introspection équilibrent bien le texte. Au fil des pages, on se fait aussi de plus en plus à cette écriture si déroutante au départ de cette oeuvre. La personnalité du narrateur se forge graduellement, mais on sent encore beaucoup de tâtonnements quant aux attitudes à adopter, de variations entre ses différents états d'âme et de confusion sur ses goûts, que ce soit en matière d'art ou de jeunes filles. Certains passages, notamment dans la description des jeunes filles, m'ont ébloui, d'autres m'ont grandement fait réfléchir et la plupart m'ont demandé un effort de lecture certain. Mais, l'écriture atypique, les élans philosophiques et les appréciations esthétiques valent amplement l'espèce d'acharnement que j'y investis. Guermantes pour bientôt.
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J'ai lu les deux premiers tomes de "À la recherche du temps perdu" un été, alors que j'étais lycéenne. J'étais fière de lire Proust, ça me paraissait une sorte de rite de passage à l'âge adulte. du premier tome j'avais gardé le souvenir, certes pas d'un suspense haletant, mais plutôt d'une lecture qui prend son temps - parfaite pour l'été dans un transat à l'ombre.
Le deuxième tome j'avoue l'avoir lu en diagonale, c'était un peu trop pour moi à l'époque.
La lecture commune proposée par 4bis me paraissait donc une excellente occasion d'y revenir ; voire de poursuivre avec les tomes suivants ?
Bah non, tiens, finalement.
Alors d'emblée, j'aime beaucoup mieux quand Proust parle des choses que des gens : la description de l'église de Balbec couverte de lierre, la réminiscence évoquée par un bouquet d'arbres au cours d'une promenade, c'est magistral. Dans l'ascenseur en fin de journée, "à chaque étage une lueur d'or reflétée sur le tapis annonçait le coucher du soleil et la fenêtre des cabinets." Splendide, non ?
Mais quand il parle des gens…
Tout ce qui suit n'est que mon ressenti d'humble lectrice de 2023, je le précise à l'avance pour ne pas être enquiquinée par les vrais amateurs de littérature pour lesquels "faut replacer dans le contexte."
Quand il parle de lui, d'abord : c'est quoi ce type qui va au bordel et picole tant que tant, mais exprime les sentiments d'un enfant (il s'endort "dans les larmes" si Grand-Mère n'est pas venue lui faire son bisou du soir), voire d'un pré-ado de 12 ans quand il joue d'une fille contre une autre ?
Pourtant il écrit drôlement bien, Marcel ; aucun frotteur du métro, sûrement, ne s'exprime aussi joliment : "Je tâchais de l'attirer, elle résistait (…) je la tenais serrée entre mes jambes comme un arbuste après lequel j'aurais voulu grimper (…) et, au milieu de la gymnastique que je faisais (…) je répandis, comme quelques gouttes de sueur arrachées par l'effort, mon plaisir auquel je ne pus pas même m'attarder le temps d'en connaître le goût."
Aucun ministre de l'Intérieur ne saurait décrire aussi finement les femmes : "Même dans le bas peuple (…) la femme, plus sensible, plus fine, plus oisive, a la curiosité de certaines délicatesses."
Aucun Bernard Arnault ou autre ultrariche, sûrement, ne dépeint aussi élégamment sa domesticité : "le regard intelligent et bon d'un chien à qui on sait pourtant que sont étrangères toutes les conceptions des hommes".
(Bon, probablement aussi qu'aucun fêtard s'envolant pour Dubaï n'a un médecin qui lui aurait "conseillé de prendre au moment du départ un peu trop de bière ou de cognac, afin d'être dans cet état qu'il appelait "euphorie", où le système nerveux est momentanément moins vulnérable".)
Concluons : à mes yeux c'est plutôt un long essai sur la perception et la mémoire, destiné à des pairs érudits, mais mis en forme de roman - sinon personne ne l'aurait lu ?
Et puis surtout, la haute société qu'il décrit ne me donne qu'une envie : défiler le poing levé en brandissant un drapeau rouge. (Ce livre pourrait être un magnifique outil de la révolution prolétarienne, voyez Lady L. de Romain Gary.) Écrivant à la même époque, John Galsworthy ou Thomas Mann étaient autrement plus critiques, plus percutants, et avec plus de finesse à mon goût.
Une dernière citation ? Un éclair de lucidité : "Une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre [de la salle à manger de l'hôtel] protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger." (Pour les personnes qui aiment bien replacer dans le contexte, "Mangeons les riches" date du 18ème et c'est de Jean-Jacques Rousseau.)
Merci aux collègues de la lecture commune, 4bis, AnnaCan, Berni_29, Cathe, Djdri25, gromit33, H-mb, HundredDreams, MisssLaure, mylena et Patlancien (ainsi qu'à NicolaK pour les biscuits… !)
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Un jeune homme, très snob, parle de son auteur préféré Bergotte, ainsi que de sa déception lorsqu'il va pour la première fois au théâtre entendre la Berma.
Il commence à s'intéresser à des jeunes filles qui ont pour prénoms Gilberte, Albertine, Andrée, Rosemonde. Il tombe amoureux d'Albertine.
C'est une lecture très exigeante, qu'il est difficile de reprendre et d'arrêter.
Les phrases sont longues, mais nécessaires pour traduire la finesse des pensées du protagoniste. Il faut alors prendre son temps, lire lentement et savourer chaque image pour laisser les émotions venir.
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