"Mais si, c'est très mystérieux, l'amour, reprit la duchesse (...). du reste, au fond, on ne sait pas pourquoi une personne en aime une autre ; ce n'est peut-être pas du tout pour ce que nous croyons (...) ; il ne faut jamais discuter le choix des amants." (Le Côté de Guermantes)*
Biographie salutaire, Un amour de
Proust réhabilite Alfred Agostinelli, le chauffeur et secrétaire de l'écrivain, longtemps vilipendé par des chroniqueurs avides de rumeurs salaces. Décrit comme un giton sans scrupule ou un filou sans morale, sa postérité fut durablement entachée d'une infamie aux relents de mépris de classe ou d'homophobie.
En s'appuyant sur des témoignages objectifs et des documents sérieux,
Jean-Marc Quaranta fait oeuvre d'historien. le portrait qu'il laisse du rondouillet Agostinelli, une fois délivré de ses oripeaux fantasmatiques, est celui d'un garçon modeste et ambitieux, fidèle et obéissant.
L'affection que lui a portée
Proust est à la fois paternelle (il a l'âge d'être son géniteur) et passionnée voire sensuelle : si le romancier, mentor avisé, se montre généreux et attentif à l'évolution de son protégé, l'adorateur jaloux isole, épie et étouffe son idole. Cet amour indicible -et forcément tu- et la mort accidentelle de l'amant chimérique imprègnent le travail de l'écrivain. Quaranta révèle avec pertinence la présence fantomatique d'Agostinelli dans le texte proustien, ses ajouts ou ses repentirs.
Touchant hypogée à son amant rêvé, la Recherche s'est imprégnée de ce que
Proust a aimé chez ce jeune homme en fleur : sa virilité conquérante, son exotisme méridional, sa désinvolte patience et son dévouement intègre. Il a métamorphosé -transgenrisme littéraire- son moustachu bien-aimé en Albertine, une garçonne aux joues roses. Tout le reste n'est qu'illusion, de celle qui transmue une expérience commune en chef d'oeuvre intemporel.
Formidable et émouvant hommage.
"Pour que la mort d'Albertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût fallu que le choc l'eût tuée non seulement en Touraine, mais en moi. Jamais elle n'y avait été plus vivante. Pour entrer en nous, un être a été obligé de prendre la forme, de se plier au cadre du temps ; ne nous apparaissant que par minutes successives, il n'a jamais pu nous livrer de lui qu'un seul aspect à la fois, nous débiter de lui qu'une seule photographie. Grande faiblesse sans doute pour un être, de consister en une simple collection de moments ; grande force aussi ; il relève de la mémoire, et la mémoire d'un moment n'est pas instruite de tout ce qui s'est passé depuis ; ce moment qu'elle a enregistré dure encore, vit encore, et avec lui l'être qui s'y profilait. Et puis cet émiettement ne fait pas seulement vivre la morte, il la multiplie. Pour me consoler, ce n'est pas une, c'est d'innombrables Albertine que j'aurais dû oublier. Quand j'étais arrivé à supporter le chagrin d'avoir perdu celle-ci, c'était à recommencer avec une autre, avec cent autres." (Albertine disparue)
* Remarque ajoutée par
Proust sur les épreuves du roman, au printemps 1914.
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