C'est un roman fait de fragments, d'histoires associées pour à la fois dire celle avec un grand H et faire entendre la palpitation de ceux qui la font ou la subissent.
Cette Histoire, c'est celle, traversée par une extraordinaire violence, du Paraguay, du point de vue de deux villages perdus, distants d'une cinquantaine de kilomètres, à partir desquelles s'étendent les ramifications de l'intrigue et les destinées des personnages.
Un narrateur, que l'on retrouve dans plusieurs épisodes, plante les jalons de la période que couvre ce kaléidoscope, de ses souvenirs d'enfance qui évoquent un vieil homme ayant connu la dictature de Francia (à la fin de la première moitié du XIXème siècle) à la guerre du Chaco, à laquelle il participe au début des années 1930.
Itapé est le lieu d'un étrange culte païen initié à la mort de Gaspar Mora. Dans la retraite solitaire où la lèpre l'avait condamné à finir sa vie, il sculpta un Christ de bois que les villageois, fidèle à ce menuisier que sa générosité poussait à rembourser les dettes des agriculteurs et à procurer vêtements et vivres aux plus misérables, érigèrent en objet sacré, exhibé chaque année lors d'une procession.
Sapukai aussi eut son héros populaire, en la personne d'un gringo arrivé là dans d'obscures circonstances, qui y fonda une léproserie, et dont les dons de guérisseur lui valurent la vénération de ses concitoyens jusqu'à ce qu'il bascule dans la démence, et soit expulsé du village à coups de pieds, accusé d'avoir volé un enfant qu'il avait en réalité voulu soigner. Mais ce qui caractérise avant tout le village, c'est l'empreinte qu'y a laissé son martyre : l'explosion d'une bombe en pleine gare, faisant deux mille morts et creusant un gouffre que plusieurs décennies ne parvinrent à combler.
Et ce n'est pas là l'unique tragédie qui ponctue l'histoire de ces lieux et de ces temps prompts aux révolutions, marqués par les guérillas et les répressions sanglantes, par l'exploitation inhumaine des plus pauvres, comme en témoigne l'épisode qui prend pied dans une de ces terribles plantations de maté dont aucun fugitif n'est jamais sorti vivant.
A l'intensité et à la fureur de la réalité historique, se mêlent les légendes et les superstitions dont l'a enrobé la transmission orale, né du besoin, pour soigner la souffrance qu'elle génère, d'invoquer le merveilleux et les fantômes de héros populaires. En réponse à l'absurdité tragique de l'existence, les morts ou les disparus laissent ainsi derrière eux l'écho de leurs déchéances, l'ombre de leur folie ou de leur vain héroïsme, pendant que les vivants s'adonnent à des rites âpres et primitifs pour conjurer le malheur.
Une fresque riche de fulgurances, et d'une grande puissance d'évocation.
"L'eau palpite dans le bas ventre de la colline, dans la fourche des deux chemins qui conduisent au champ de bataille. Dans la pénombre de l'aube, elle ressemble à une vulve d'une infinie douceur, qu'ourle le duvet de végétation aquatique en fermentation sous les larges taches de moisissures, d'une odeur que l'on dirait sexuelle".
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