Ce qui est bien avec ce livre, c'est que l'on n'a pas le sentiment de lire un seul roman mais plutôt dix. Il est en effet divisé en 10 parties plutôt indépendantes, comme autant de petits romans ou de grosses nouvelles. Ce que sa taille lui permet puisqu'il fait plus de 1000 pages. Autant dire qu'il faut du temps devant soi pour espérer parvenir au bout. Les récits n'ont en réalité qu'un seul point commun. Les personnages de chacun d'entre eux sont censés être la réincarnation des personnages du premier. Sauf qu'ils changent de sexe, de nationalité, de religion (1). Et c'est bien ce qui rend chaque histoire différente de toutes les autres. L'inconvénient, on l'aura vite compris ou au moins supposé, est que la qualité n'est pas constante. Certains récits sont très prenants, d'autres beaucoup moins. En revanche, tous ont en commun d'être d'assez, voire très bavards. le thème central de l'ensemble étant les religions, il en est évidemment beaucoup question et les personnages n'hésitent pas à en parler et à en parler beaucoup. Ou de croyances, de traditions, de culture, de philosophie. Enfin ils parlent. du coup, l'action s'en ressent forcément. Il y en a même de moins en moins au fur et à mesure que l'on avance dans l'ouvrage du fait même que chaque partie se déroule plusieurs dizaines d'années après la précédente et la civilisation gagne du terrain face à la barbarie. Enfin en principe. Les occasions d'aventures sont de moins en moins nombreuses. Cependant, pour être tout à fait honnête, les personnages ont rarement une vie confortable de bourgeois bien rangés. Ou s'ils sont bourgeois c'est un poil rebelles quand même. Ils ont comme point commun d'être souvent en butte à l'autorité du lieu. du coup, même si on n'assiste que rarement à des combats ou des batailles, on est amené à s'intéresser à la lutte, plus feutrée, plus sournoise, mais tout aussi violente, de ces gens qui ont le malheur de ne pas partager entièrement les croyances ou convictions officielles.
C'est d'ailleurs beaucoup de ça qu'il est question tout au long des mille pages. Des vilains petits canards. de ceux qui refusent d'entrer dans le moule ou qui ne peuvent tout simplement pas y entrer parce qu'ils ont d'autres conceptions du monde. L'univers développé par Robinson est une sorte d'uchronie. Il a imaginé une histoire différente de celle que nous connaissons. le point de divergence se situe quelque part au 14ème siècle. Il suppose qu'alors, la quasi totalité de la population de l'Europe à été ravagée par la peste (ce qui a bien failli se produire). Fin du christianisme donc et place aux autres religions et doctrines. A partir de là l'auteur imagine comment le monde aurait pu évoluer autour de nouvelles puissances comme l'Islam, la Chine, l'Inde ou le peuple Hodenosaunee, une magnifique peinture de ce qu'aurait pu être le peuple amérindien (sauf que dans cette réalité alternative, pas de "fausse" Inde et pas d'
Amerigo Vespucci (2), donc pas d'indiens d'Amérique autrement dit d'amérindiens). Il nous montre sa vision de l'évolution de l'humanité dans cette perspective et nous invite à croire qu'elle n'aurait pas été si différente que celle que nous avons connue. Ni meilleure ni pire. Ne serait-ce qu'au niveau des sciences qui se développent, dans ce monde imaginé, au même rythme que dans le réel. Même si les religions n'ont jamais été vraiment un moteur pour le développement des sciences. Doux euphémisme. On sait le mal considérable que le christianisme en Europe à fait au développement de la pensée scientifique (
Galilée, Copernic, Newton, Darwin ... pour ne citer que les cas les plus connus). Même aujourd'hui, les créationnistes (3) reprennent du poil de la bête, notamment aux Etats-Unis.
Un monde ni meilleur ni pire, disais-je donc. On pourra alors s'interroger sur la traduction française du roman de Robinson. The Years of Rice and Salt (Les Années du Riz et du Sel) devenu
Chroniques des Années Noires, comme si un monde sans la présence et l'influence d'une Europe chrétienne était forcément noir. Troublant, pour le moins.
Voilà donc un roman très étonnant qui m'a laissé d'abord un sentiment assez mitigé. Je ne me suis pas montré très, très convaincu en fin de lecture. Toutefois, force m'a été de constater qu'à aucun moment, malgré le millier de pages à lire, je n'ai montré de réelles difficultés de lecture ou d'ennui. le tout ne se dévore pas, bien entendu. Mais il se savoure lentement et laisse des traces indélébiles dans notre esprit. Et plus le temps passe, plus s'impose le sentiment que l'on vient de lire une merveille. Je n'aurais peut-être pas montré le même enthousiasme quelques jours seulement après avoir tourné la dernière page. Si j'ai un conseil à donner, c'est peut-être de ne pas entreprendre la lecture de ce monstrueux objet littéraire comme un simple roman de plus de fantasy. Mais (presque) comme une oeuvre philosophique. Bien plus divertissante cependant.
(1) Ils ne conservent que l'initiale de leur prénom. Je le dis parce que je ne l'avais pas remarqué au début, il a fallu qu'on me le dise, et c'est tout de suite moins pratique pour suivre, quand on l'ignore.
(2) C'est à partir du prénom d'
Amerigo Vespucci que fut créé le terme d'Amérique.
(3) le créationnisme est une doctrine selon laquelle l'homme et toutes les espèces animales sont les fruits de la création de l'Univers par un dieu.
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