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Citations sur Jusqu'à ce que mort s'ensuive (13)

Et sans doute n'étaient-ce pas seulement les rues qui semblaient "puantes et malsaines" à Haussmann, mais aussi leurs noms: une rue hausmannienne, ça porte un nom de Préfet, ou de victoire, ça ne s'appelle pas rue du Grand Hurleur, que fit disparaître le boulevard de Sebastopol, ou rue des Frondeurs, où Vautrin, sous l'apparence de Carlos Herrera, donne rendez-vous à Esther la Torpille au début de Splendeurs et misères... Que les rues ne soient plus un poème mais une proclamation officielle, un ordre du jour, tel était le programme d'Haussmann.
(page 101)
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Et pour une autre raison encore ce forcement des passes du Tage a quelque chose à voir avec ma petite histoire personnelle : le fort sous lequel était stationnée la corvette que Cournet va amariner, c'est la citadelle de Cascais dans laquelle j'ai résidé deux mois, y écrivant, sans plus désormais de porte-plume ni de stylo, ni d'encre, une partie de mon livre Extérieur monde - bien ignorant, là encore, de ce qui s'était passé sous ses murailles, et que la fantaisie de l'écriture m'y ferait revenir un jour.
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« La sombre construction sociale, poursuit-il, est ainsi faite que, grâce au dénûment matériel, grâce à l’obscurité morale, ce malheureux être qui contenait une intelligence, ferme à coup sûr, grande peut-être, commença par le bagne en France et finit par le gibet en Angleterre. » (« Grâce au dénûment matériel » ? On aurait plutôt écrit « à cause du dénûment matériel », mais qui est-on pour corriger le génie, le prodigieux artisan de la langue que fut Hugo, à travers qui parlait, selon Paul Valéry, « une divinité du Langage qu’illumine la toute-puissance de l’Ensemble des Mots » ?) Ce sont ces quelques lignes qui ont excité ma curiosité au point de me déterminer à entreprendre l’enquête qu’on vient de lire, et qui peut être considérée comme une note en bas de page du chapitre intitulé « La Charybde du faubourg Saint-Antoine et la Scylla du faubourg du Temple ». Les livres servent à en susciter d’autres, et si inférieure et chétive que soit leur descendance, peu importe : le mouvement de l’imagination, de l’écriture, de la lecture, se poursuit, qui est la vie même, la vraie vie, a dit un autre.
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Le même Philippe Faure raconte l'enterrement d'un des leurs, début 1853 : « Nous partons de Gray's Inn Lane par une pluie affreuse ; les rues sont boueuses, défoncées ; nous cheminons dans la fange. Les Anglais […] sifflent, rient, huent en reconnaissant les Français et leur drapeau rouge. Plus nous avançons dans les quartiers misérables, aux maisons crasseuses, à la population jaunie, terne, hâve, appauvrie de sang, aux traits grimacés par la souffrance, et plus les sentiments hostiles se manifestent outrageusement. » La lente procession funèbre dans la boue, derrière un drapeau rouge trempé de pluie, sous les quolibets : quelle belle, quelle sinistre scène ! Et le pauvre Faure de s'étonner naïvement : « C'est pour eux, pour tous les prolétaires, que nous sommes proscrits... et ils nous insultent ! »
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Des centaines de bateaux de toute taille se croisent sur le fleuve, forment le long des berges, accostés par essaims énormes, des rues d’eau sombre où grouillent barques et allèges sous des futaies de mâts et de vergues. « La Tamise, a écrit assez joliment Custine, ressemble à une forêt inondée. » Sur chaque rive, des chantiers navals, des entrepôts, des docks hérissés de grues où le travail ne s’arrête jamais, Surrey, Howland, St. Katharine, West India, East India Docks, chargeant et déchargeant toutes les richesses de la terre. Cette ville dont approchent les exilés inquiets, ce n’est pas quelque chose comme Paris en plus grand, c’est une ville-monstre, la capitale du monde d’alors. « Les docks des Indes orientales sont quelque chose d’énorme, de gigantesque, de fabuleux qui dépasse la proportion humaine, écrit Théophile Gautier qui lui y allait en touriste. C’est une œuvre de cyclopes et de titans. » Et pour accroître encore l’angoisse des nouveaux arrivants, à mesure qu’ils approchent du London Bridge, le paysage se peint de noir. Le bateau s’enfonce sous un dôme de fumée crachée par des milliers de cheminées qui hérissent l’horizon comme les obélisques d’une ville infernale. La suie se mêle au brouillard, le « charbon de terre », comme on disait alors, imprègne tout, barbouille tout. Il n’est pas un voyageur, volontaire ou involontaire, à qui cette noirceur ne serre le cœur. « Rien de noir comme cette ville de boue et de fumée », pour le docteur Lacambre. Gautier s’étonne du « deuil général des édifices, dont les plus anciens ont littéralement l’air d’avoir été peints avec du cirage ». Et Hugo : « Londres est lugubre et hideux. C’est une immense ville noire. » Pour Flora Tristan, « on s’imagine errer dans la nécropole du monde ». Et Vallès, plus tard : « L’eau de la Tamise est couleur de fange, et le ciel est couleur de tombe. » Il n’y a pas que les étrangers, qu’on peut toujours suspecter d’une certaine anglophobie (Hugo, par exemple), que frappent ces ténèbres dont s’enveloppe Londres. C’est la couleur majeure de la ville des romans de Dickens. Début de Bleak House : « La fumée tombe des cheminées en un crachin noir et mou contenant des flocons de suie grands comme des flocons de neige adultes. » Et la jeune Esther Summerson, débarquant de sa campagne à Londres, trouve les rues si obscurcies de fumée qu’elle croit qu’un grand incendie a éclaté quelque part. So, gentlemen, welcome to London !
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Londres est alors la capitale des réfugiés politiques de toutes nationalités, non pas que le gouvernement britannique sympathise le moins du monde avec leurs diverses causes, mais en raison du libéralisme des lois anglaises, qui rend impensables les expulsions que pratiquent Belges ou Suisses. Mais c’est une chose d’y être à l’abri des autocrates européens, et une autre d’y survivre. « Le Prince-Président a bien tort d’envoyer à grands frais les républicains en Afrique et à Cayenne, lit-on dans le Times : qu’il se contente donc de les jeter sur nos côtes et, nos brouillards aidant, la misère dans laquelle nous les laissons croupir et s’étioler l’aura bientôt débarrassé d’eux. » Les choses ne doivent pas être très différentes dans les autres communautés d’exilés, Allemands, Italiens, Polonais, Hongrois, chassés par la victoire de la contre-révolution européenne après le « printemps des peuples » de 1848, si l’on en juge par la situation de celui qui deviendra le plus célèbre d’entre eux, Karl Marx : en 1852, au moment où Cournet arrive à Londres, il vit avec sa femme Jenny et quatre enfants dans trente mètres carrés à Soho, au 28 Dean Street. L’une de ces enfants, Franziska, va mourir cette année-là, et Jenny raconte qu’elle ne dut qu’à la compassion d’un voisin exilé français, qui lui fit don de deux livres, de pouvoir acheter son cercueil.
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La recherche de ces traces qui sont, avec la littérature, ce qui reste d’une ville disparue, est une activité d’essence mélancolique, mais qui ne va cependant pas sans une excitation d’autant plus grande qu’elles sont minuscules.
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Paris, au milieu du dix-neuvième siècle, n’est pas la plus grande ville du monde ni la plus peuplée, avec son million d’habitants. Ce n’est pas la plus moderne, ce n’est pas celle de l’éclairage au gaz, ni des chemins de fer, ni des parcs urbains : tout ça, c’est Londres. Pour le Balzac de La Fille aux yeux d’or, c’est « la tête du globe, un cerveau qui crève de génie et conduit la civilisation humaine », « un sublime vaisseau chargé d’intelligence ». Si l’on en juge par les photos que Marville prit avant et pendant le grand ratiboisage haussmannien, c’est aussi, et plus prosaïquement, la ville des débits de boissons : incroyable le nombre d’écriteaux annonçant vins en bouteilles, commerce de vins, vins au litre, vins & liqueurs, vins en gros, vins en gros et en détail, et autres appels à la soif blasonnant en grandes lettres peintes les murs noirs de rues que creuse un caniveau central, où tombereaux brancards en l’air et fiacres attelés à de patients chevaux stationnent sur les pavés rebondis qui font au pied des maisons un maillage de lumière et d’ombre (quelquefois, sur une photo, une de la rue des Gravilliers par exemple, le temps de pose a fait d’un fiacre un fantôme, qui est comme le passé venant nous visiter en songe). Mais Paris, au milieu du dix-neuvième siècle, c’est surtout la capitale des insurrections et des barricades. Les barricades sont vraiment une spécialité parisienne. Dans aucune autre capitale d’Europe on ne dépave la rue pour attendre stoïquement, derrière ce rempart de fortune, les fusils du gouvernement. « Les 4 054 barricades des “Trois Glorieuses” comptaient 8 125 000 pavés », selon un texte cité par Walter Benjamin. Combien de dizaines de millions de pavés déchaussés et entassés fiévreusement, joyeusement, en travers des rues parisiennes, depuis les trois journées de juillet 1830 et leurs 4 054 barricades qui en finirent avec la monarchie absolue ? Il y a eu (au moins) le soulèvement de juin 1832 à l’occasion des obsèques du général Lamarque, qui est celui où meurt Gavroche, celui d’avril 1834 qui finit par le massacre de la rue Transnonain que lithographia Daumier, la tentative d’insurrection blanquiste de mai 1839, la révolution de février 1848 qui bazarda une fois pour toutes la royauté, fût-elle bourgeoise, les journées de Juin de la même année, et enfin les trois jours de la résistance au coup d’État du prince-président Louis Napoléon Bonaparte, les 3, 4 et 5 décembre 1851, qu’illustre, notamment, l’hallucinante tournée nocturne dans le quartier des Halles racontée par Hugo dans Histoire d’un crime. (Lorsque nous dépavions les rues du Quartier latin en mai 1968, nous avions sans doute une vague conscience de cette histoire dont nous étions le dernier balbutiement, mais bien imprécise et ignorante – je parle pour moi. Les « autorités », comme on dit – quel mot ! – en avaient sans doute une connaissance plus exacte, ou au moins plus fonctionnelle, puisqu’elles firent bientôt disparaître sous le goudron les pavés qui rappelaient encore un peu les rues du dangereux Paris d’antan.)
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Je n’ai jamais écrit un livre sans me demander, tout au long, pourquoi je l’entreprenais, si mes raisons étaient bien sérieuses – tout en sachant aussi qu’on peut écrire sans raison, parce que c’est comme ça –, et je ne vois pas pourquoi tenir secrètes, comme choses honteuses, ces interrogations. Eh bien il me semble qu’il y a d’abord, tout simplement, le caractère très romanesque de leurs destins croisés – c’est ce que j’ai dit d’emblée. Il y a ensuite l’espèce de griserie, pour ainsi dire entomologique, qu’on éprouve à grossir cent fois, mille fois, comme sous un microscope, la première image qu’on a d’eux – contenue ici dans une page à peine des Misérables, qui en comptent tant –, à découvrir une foule de choses insoupçonnées, inattendues, contraires souvent à l’image première, et qui font d’eux des personnages, et même des personnes. Et il y a enfin, je crois, et c’est sans doute la raison la plus profonde, donc la moins apparente au début, qu’on a avec eux, l’ouvrier Barthélemy et l’ex-officier Cournet, deux types absolument différents, mais qu’on rencontre toujours dans les grands tumultes révolutionnaires, qu’on peut distinguer en termes de classe, bien sûr, – le prolétaire et le bourgeois – mais aussi de façon plus existentielle : celui que des causes sociales, matérielles, obligent à vouloir la fin de l’ordre établi, passionnément mais aussi logiquement, dirait Rimbaud, et celui que le combat attire pour lui-même, avec tout ce qu’il entraîne d’oubli de soi, de fraternité rêvée, de vie dangereuse, de mépris et en même temps d’idéalisation de la mort – figures du militant et de l’aventurier, pour reprendre les mots de Sartre dans sa préface au Portrait de l’aventurier de Roger Stéphane, « qui s’affrontent, se connaissent et se reconnaissent, quelquefois s’allient et se combattent quelquefois ». Je crois que lorsque les jeunes gens de ma génération, la plupart, pas tous mais moi en tout cas, nous faisions nôtres les mots et souvent les actes de la révolution, c’est ce second modèle que nous poursuivions, sans nous l’avouer ni même le savoir.)
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Haussmann, devenu préfet de la Seine, ne va pas tarder à mettre de l’ordre impérial et militaire dans tout ce dangereux fouillis. […] Des quartiers entiers vont être rasés, des buttes aplanies, des milliers de maisons transformées en tas de gravats. Mais pas seulement des maisons : des labyrinthes, des tours et des détours, des contrastes, des passages secrets, des culs-de-sac, cette nuée dense d’imprévus et d’équivoques, d’hésitations, de coq-à-l’âne qui fait le charme d’une ville. Le Beau urbain tel que le conçoit le baron, et la bourgeoisie dont il est le grand exécutant, qui rêve de fastes aristocratiques, c’est la perspective, c’est-à-dire l’ennui majestueux. […] Et ce n’est pas seulement ce dédale matériel portant à la rêverie qui va être détruit, mais tout un poème de noms étranges, hirsutes, venus de très loin, du treizième siècle au moins où un certain Guillot composait le Dit des rues de Paris. Dans ses Mémoires, Haussmann se flatte d’avoir fait disparaître quantité de rues « puantes et malsaine » qui s’appelaient Froid-Manteau, Chilpéric, Tirechappe, Jean-Pain-Mollet, Perrin-Gasselin, ou bien rues du Chantre, des Poulies, des Orties, de l’Arche-Marion, du Chevalier-du-Guet, des Mauvaises-Paroles (où habite l’employeur de l’abominable cousine Bette de Balzac), de la Limace, de la Friperie, de la Tixanderie, de la Vieille-Place-aux-Veaux, de la Tuerie, de la Vieille-Lanterne qu’auraient voulu connaître tous ceux qui aiment Nerval. Et sans doute n’étaient-ce pas seulement les rues qui semblaient « puantes et malsaines » à Haussmann, mais aussi leurs noms : une rue haussmannienne, ça porte un nom de préfet, ou de victoire, ça ne s’appelle pas rue du Grand-Hurleur, que fit disparaître le boulevard de Sébastopol, ou rue des des Frondeurs, où Vautrin, sous l’apparence de l’abbé Carlos Herrera, donne rendez-vous à Esther la Torpille au début de Splendeurs et misères…, et qu’avala, avec beaucoup d’autres, le boa de l’avenue de l’Opéra. Que les rues ne soient plus un poème mais une proclamation officielle, un ordre du jour, tel était le programme d’Haussmann.
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