Etant en train de lire le Monde d'hier de
Stefan Zweig, je me suis penché avec curiosité sur ce texte, qu'il évoque dans son autobiographie, de son grand ami français
Romain Rolland ("la conscience de son temps", disait Zweig).
Regroupant une série d'articles publiés en Suisse en 1914 et 1915,
Au dessus de la mêlée est un pamphlet pacifiste tout à fait exceptionnel et visionnaire si l'on prend la peine de se plonger dans le contexte de l'époque. Publié en 1915, le livre prend en particulier son nom d'un article éponyme de septembre 1914.
Alors que toute l'Europe, en ce début de première guerre mondiale était marquée par un nationalisme belliqueux et fanatique, alors que même les plus grands intellectuels de ce temps avait failli à leur rôle en tombant dans une bêtise partisane atterrante pour servir la propagande de mobilisation des troupes - "la lutte engagée contre l'Allemagne est la lutte même de la civilisation contre la barbarie" écrivait Bergson -, une poignée d'écrivains a su résister à la folie collective et refuser l'absurdité d'une guerre qu'ils considéraient déjà comme une "guerre civile européenne".
Romain Rolland, récompensé du prix Nobel de littérature en cette année 1915, fait partie de ceux-là.
Outre le style quelque peu emphatique correspondant bien aux enjeux de l'époque et au propos de
Romain Rolland sur le suicide de la civilisation occidentale, c'est avant tout le génie visionnaire de cet européen convaincu, pensant précisément
au-dessus de la mêlée des nationalismes étroits, qui impressionne. L'on pourra par exemple y trouver des anticipations des conséquences catastrophiques du traité de Versailles signé 4 ans plus tard, ou encore d'une idéologie raciale qui n'était pas encore formulée et formatée dans cette Europe de la 1ère guerre mondiale.
Ce témoignage pacifiste plus qu'antimilitariste pourra sembler convenu de nos jours ; il détonnait pourtant à l'époque. Et, s'il n'a bien entendu pas suffit à arrêter la guerre et les rivalités en cours, il aura en tout cas annoncé l'esprit de réconciliation européenne et mondiale entamé entre-deux-guerres, et sanctifié seulement hélas après 1945.
On pourrait a priori reprocher au livre, dans un contexte de péril national, de prendre le parti de l'éthique de conviction au détriment de l'éthique de responsabilité (
Max Weber cite justement la position de
Romain Rolland comme incarnation de cette première forme d'éthique dans le savant et la politique) ; mais 1) Rolland est un intellectuel, et non un politicien et prend donc position en tant que tel ; 2) c'est précisément parce que personne ou presque à l'époque n'osait porter cette conviction qu'il a dû l'assumer avec autant de gravité.
Voici donc une lecture que je recommanderais à ceux qui s'intéressent de près à la première guerre mondiale - et plus généralement à l'histoire de la première moitié du XXe siècle - ainsi qu'à ceux que les relations entre le politique et le culturel passionnent.