Voilà une lecture dont la poursuite m'attend depuis le temps de mon Lycée, que j'avais interrompue paradoxalement au moment où toute la souffrance géniale de Rousseau m'apparaissait, au début de la "Troisième promenade", quand il dit : "L'adversité sans doute est un grand maître, mais il fait payer cher ses leçons, et souvent le profit qu'on en retire n'en vaut pas le prix qu'elles ont coûtées." La voilà poursuivie et, tout en admirant à la fois la simplicité et le scrupule du raisonnement, la vulnérabilité qu'on a qualifiée de paranoïaque devant le jugement d'autrui, et la réitération incoercible de ses confessions, écrite entre 1777 et 1778, je me suis posé la question pratique de sa prise de notes... C'est tout moi. Eh bien, il écrivait sur des cartes à jouer qu'il promenait avec lui alors même qu'il affirmait de n'avoir pas pris d'écritoire lors de son séjour sur l'île Saint-Pierre, près de Neuchâtel...
La parenté avec l'écriture de
Montaigne, rubriquée mais "à sauts et à gambades" m'est irrésistiblement apparue. Il mêle souvenirs et observations, thèmes médités au cours de ses promenades avec de très longs passages narratifs où reviennent souvent ses motifs de crainte les plus profonds, bien que sa "paranoïa" semble s'être stabilisée et apaisée. Selon le séminaire d'Agrégation que je suivis jadis, ce n'est pas juste un problème de nomenclature créée à partir de son cas : Rousseau l'admet lui-même, parle de "délire" et dit qu'il a duré dix ans. Il aborde également à demi-mots la question de ses enfants dans deux Rêveries... Bref, il attaque immédiatement par sujets de controverse le concernant qui ont dû l'outrager le plus profondément. Il est en effet là dans la période où, après avoir publié tout ce qui révolutionna les idées, il n'en finit plus de tenter de se justifier personnellement, mais on a quitté l'urgente plaidoirie pro domo de Rousseau juge de
Jean-Jacques. Et il est touchant dans sa souffrance, de toute évidence sincère, bien sûr. Il finit par en parler dans pratiquement chaque promenade mais, avec un peu d'attention, on voit qu'il essaie, au-delà de sa pose cicatricielle démentie par l'obsession, de faire son miel philosophique de son expérience, qu'il essaie de tirer une observation du mécanisme de la blessure de trahison et de la blessure narcissique (qu'il ne nomme évidemment pas ainsi), de la fuite misanthropique en apparence mais de la peur réelle qu'on le blesse encore... au point qu'il s'organise régulièrement des confrontations avec les passants pour faire face à sa terreur des injures et de la calomnie pour vérifier en lui-même ce qu'il ressent, ne ressent plus, ressent encore et pourquoi. C'est de la science, pas de la pleurnicherie, et écrite d'une très belle plume.
Cf. la suite de cette longue note de lecture sur mon blog :
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