Mes lectures se suivent et ne se ressemblent pas.
Entre deux romans ou autres autobiographies, j'ai pris quelques heures pour livre le dernier et court essai (132 pages) de
François Ruffin qui, contrairement à d'autres, tente ici l'analyse et l'autocritique de la perte d'électorat de la gauche (largement entendue) au profit du Rassemblement National. Certes, le nombre de sièges de la gauche à l'Assemblée Nationale a considérablement progressé mais elle aurait tellement pu faire mieux...
Il le reconnaît lui-même, c'est un peu bâclé (tellement pris par les impératifs de sa fonction de député), mais il n'en reste pas moins que c'est sincère, argumenté et parfois de nature à faire grincer les dents de certains !
C'est pourquoi j'aime Ruffin ! Pour son honnêteté intellectuelle tout d'abord et pour sa volonté de rendre visible ce qui, aux yeux de tous, est invisibilisé. Ainsi, concernant les dix-sept métiers dits "essentiels", il revient sur les promesses faites par le gouvernement lors de la crise Covid, promesses non suivies d'effets hélas.
J'aime sa démarche de nous faire partager ses réflexions car dit-il, c'est par l'écriture, par les livres "que la pensée se forme à la fois chez l'auteur et chez les lecteurs, chez les citoyens. Ce sont des outils [les livres], plus que nécessaires, impératifs, au débat public. Un dirigeant politique, pour moi, doit écrire, et pas seulement des tweets, pas seulement "réagir" sur les plateaux télés, mais aussi réfléchir dans son intimité. Il doit écrire pour s'éclairer lui-même, et pour éclairer le chemin qu'il propose au pays. C'est le moment où sa parole mûrit."
D'aucuns devraient suivre son exemple... mais certains sont tellement englués dans leur mépris de classe, dans leurs certitudes de dirigeants, et dans leur pratique de la novlangue qu'ils n'auront jamais une once de courage pour le faire de façon suffisamment critique pour faire avancer le débat.
Ainsi dans ce court texte, Ruffin tente-t-il de comprendre et de nous expliquer la désaffection du vote populaire au profit du RN notamment à la périphérie des grandes villes, dans ces campagnes confrontées à l'abandon des services publics, à la désertification des services médicaux, hospitaliers, des transports et à la délocalisation de ses industries.
Fatalité ou erreur de stratégie de la gauche (largement entendue) persuadée de se reposer sur ses acquis ? Telle est la question.
Il revient aussi sur ce qui, selon lui, fonde la "valeur du travail" et sur l'erreur qui consisterait à opposer ceux qui "travaillent" à ceux qui seraient des "assistés" car touchant des aides. A partir d'un exemple précis (Zoubir et ses frères extrait de
Quartier Nord écrit par Ruffin en 2006), il démontre que certains n'ont d'autres choix que de devenir des "cas soc" car leur origine, leur implantation géographique, leur faible niveau d'instruction, les a priori les écartent d'emblée des postes - même à faible qualification - les excluant de fait de toute vie sociale (pouvoir accéder au crédit pour s'acheter une voiture, accéder au logement, construire sa vie avec sa petite amie, etc.). Il montre qu'en polarisant ainsi l'attention sur les plus marginalisés, cela évite de polariser l'attention sur ceux qui, beaucoup plus haut, se goinfrent à ne plus savoir que faire de leur argent ! En effet, il ne faut pas se tromper de combat et en divisant et en faisant s'opposer le petit peuple d'en bas, ceux d'en haut sont assurés de rester des intouchables !
Il évoque également l'évolution des mentalités en matière de temps de travail et s'interroge sur la pertinence ou pas de mettre en place un revenu universel pour tous. En fait, à partir de cette thématique, il souligne ce qui, depuis une quarantaine d'années, a contribué à "l'écrasement du travail" et, avec lui, à la paupérisation de la classe dite "moyenne", à la perte de sens pour un grand nombre de cadres, agents de maîtrise, d'employés, professions libérales, etc., ainsi qu'à la descente aux enfers pour les catégories aux faibles revenus.
Enfin, il démontre que ce qui manque à la France c'est avant tout un projet stratégique et politique d'ensemble qui permettrait à tous d'apporter sa contribution, sous quelque forme que ce soit, à plein temps ou à temps partiel, bénévoles ou rémunérés, de construire ensemble. Car du travail il y en a pour peu que nos gouvernants fassent les bons choix. Car les enjeux de l'urgence climatique devraient imposer au gouvernement, mais aussi à tous, de se montrer créatifs et volontaristes pour relever le défi qui est le nôtre !
Certes, dans la forme, on voit qu'il manque d'un peu de recul et de développement dans l'écriture, néanmoins, certains arguments font mouche. J'espère qu'ils seront entendus par toutes les composantes de la gauche progressiste ! Et puis, contrairement à d'autres, Ruffin n'analyse pas de façon théorique. Sa préoccupation, c'est avant tout l'humain. D'où un mode de pensée pragmatique qui s'attache à expliquer le vécu des gens concernés, à souligner les incohérences du système et à rechercher des solutions constructives pour améliorer leur bien-être et leur rapport au monde. Peu d'hommes politiques sont capables d'une telle proximité, d'une telle empathie vis-à-vis de son prochain. Et, pour Ruffin, ce n'est clairement pas une posture. Il les revendique !