Citations sur Immortelle randonnée : Compostelle malgré moi (361)
Le chemin est une alchimie du temps sur l'âme.
Avec un entrainement physique minimum, il est assez facile d'affronter les journées du pèlerin. Les nuits, c'est autre chose. Tout dépend de l'aptitude que l'on a à dormir n'importe où et avec n'importe qui. Il y a beaucoup d'injustice, en cette matière : certaines personnes, à peine la tête sur l'oreiller, s'endorment profondément et un train qui passe à proximité ne les réveille pas. D'autres, dont je fais partie, sont habitués aux interminables heures passées à plat dos, les yeux grands ouverts, les jambes agitées d'impatiences. Et quand, au terme de ces longues attentes, ils finissent par s'assoupir, une porte qui grince, une conversation chuchotée, un simple frôlement suffisent à les réveiller.
Pour le dire d'une formule qui n'est plaisante qu'en apparence : en partant pour Saint-Jacques, je ne cherchais rien et je l'ai trouvé.
Et là, dans ces splendeurs, le Chemin m’a confié son secret. Il m’a glissé sa vérité qui est tout aussi devenue la mienne. Compostelle n’est pas un pèlerinage chrétien mais bien plus, ou bien moins selon la manière dont on accueille cette révélation. Il n’appartient en propre à aucun culte et, à vrai dire, on peut y mettre tout ce que l’on souhaite. S’il devait être proche d’une religion, ce serait la moins religieuse d’entre elles, celle qui ne dit rien de Dieu mais permet à l’être humain d’en approcher l’existence : Compostelle est un pèlerinage bouddhiste. Il délivre des tourments de la pensée et du désir, il efface la rigide enveloppe qui entoure les choses et les sépare de notre conscience ; il met le moi en résonance avec la nature.
La vertu du grand air et des vieilles pierres est de faire oublier instantanément que peuvent exister des lieux de clôture, de laideur et d'asphyxie.
Comme dans ces stages linguistiques où l'on n'apprend pas la langue du pays si l'on est accompagné de compatriotes, il me semblait impossible de s'acclimater vraiment au pèlerinage si on ne vivait pas jusqu'à l'extrême le silence, la rumination, l'abandon à la crasse auquel nul voisinage familier n'impose de borne.
Une étrange douceur s'était emparée de moi. Je n'avais plus mal nulle part, entraîné que j'étais par les centaines de kilomètres parcourus. Mes désirs avaient maigri plus vite que moi : ils se réduisaient à quelques ambitions, certaines faciles à satisfaire, manger, boire, un autre assez inaccessible mais j'en avais pris mon parti : dormir. Je commençai à percevoir en moi la présence d'un délicieux compagnon : le vide. Mon esprit ne formait plus d'image, aucune pensée, encore moins de projet. Mes connaissances, si j'en avais eu, avaient disparu dans les profondeurs et je n'éprouvai aucun besoin d'y faire appel. En découvrant un paysage, il ne me venait pas à l'esprit qu'il pût ressembler à la Corse ni à nul autre lieu que j'aurais connu. Je voyais tout avec une fraîcheur éblouissante et j'accueillais la complexité du monde dans un cerveau redevenu aussi simple que celui d'un reptile ou d'un étourneau. J'étais un être nouveau, allégé de sa mémoire, de ses désirs et de ses ambitions. Un Homo erectus mais d'une variété particulière : celle qui marche. Minuscule dans l'immensité du Chemin, je n'étais ni moi-même ni un autre, mais seulement un machine à avancer, la plus simple qui pût concevoir et dont la fin ultime autant que l'existence éphémère consistaient à mettre un pied devant l'autre.
J'éprouvais le bonheur de ce dépouillement. Je comprenais combien il était utile de tout perdre, pour retrouver l'essentiel.
Le pèlerin ne marche pas avec en permanence sur les lèvres le sourire extatique du sadhou indien. Il grimace, peine, jure, se plaint et c'est sur ce fond de petites misères permanentes qu'il accueille de temps en temps le plaisir, d'autant plus apprécié qu'il est inattendu, d'une vue splendide, d'un moment d'émotion, d'une rencontre fraternelle.
Une ligne d'éoliennes suit cette crête. A contre-jour, les grands pylônes apparaissent en noir sur l'azur. On dirait des points de suture placés entre le ciel et la terre. Leurs pales ressemblent à des nœuds placés sur ces fils pour tenir solidement les deux mondes. Comme si un géant avait, d'un coup de bistouri, ouvert le ventre de l'horizon pour atteindre ses entrailles et l'avait ensuite recousu à la hâte.