Mourant d'envie d'un grand bol d'air sans attestation (entre deux repas de fête, ça ne fait pas de mal), j'ai malgré moi suivi Rufin dans sa randonnée mortelle. C'est un moment assez solennel pour un marcheur, celui d'entamer les chemins. En ce lieu paradoxal, de solitude autant que de de rencontres, le pèlerin sera aussi prisonnier de son corps douloureux, que libre dans sa tête. Chacun s'y engage pour ses raisons, en quête de choses variées, et y trouve d'autres surprises et bonnes raisons d'y revenir. Mais la question : « Pourquoi avoir eu envie de cheminer ? », la plus intéressante finalement, la plus révélatrice des besoins de notre société, ne se pose pas, entre pèlerins. Outre le fait que la réponse est éminemment personnelle, elle est également complexe et plurielle pour une rencontre minute. En bref, c'est une longue histoire. Ce qui est sûre, c'est que les longues histoires de tout le monde se retrouvent à cheminer ensemble et se croisent ici, sur ces fameux chemins de Saint Jacques de Compostelle.
« Comment s'étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s'appelaient-ils ? Que vous importe ? D'où venaient-ils ? du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l'on sait où l'on va ? Que disaient-ils ? le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. »
Diderot,
Jacques le Fataliste.
Alors il ne reste plus qu'à se demander « d'où tu viens ? », et à se souhaiter « Bon camino » ! Car même si l'on s'y croise, tous les chemins, mènent-il à Saint Jacques, ne se ressemblent pas. Ici, « chacun sa vie, chacun son chemin ». Même si vous le faites en groupe, même si chacun décide de rester au rythme des autres, que vous vous arrêtez visiter les mêmes endroits, boire aux mêmes fontaines sous le même soleil de plomb, dormir dans les mêmes auberges en subissant les mêmes ronfleurs, même si vous traversez les mêmes ruisseaux, tombez dans la même boue, vous faites courser par les mêmes vaches par temps d'orage avec votre imper rouge, prenez les mêmes fou-rires, vous abritez sous les mêmes rochers, partagez la même fiole de verveine (pas la tisane) pour vous redonner du coeur au ventre quand il est 14 heures, que vous n'avez rien mangé depuis 6 heures ce matin et que, pour des raisons trop longues à énumérer ici, vous n'avez, pour une fois, rien à manger dans aucun de vos sacs si minutieusement répartis ; même si vous avez partagé les mêmes discussions et pris les mêmes photos, malgré tout cela : Vous n'aurez jamais fait le même chemin que votre voisin. Car, outre le fait que chacun voit et ressent ce qui l'entoure au regard de son vécu et sa personnalité, le vrai chemin de Saint-Jacques de Compostelle est intérieur.
Vous suivez les mêmes petits cailloux, les mêmes marques colorées, les mêmes coquilles jacquaires. Mais au fond, vous êtes seul dans votre tête et dans votre corps. Et c'est ce qui rend votre périple unique, et l'expérience merveilleuse. Vous contre vous même. Tout contre, même.
Pour cette raison on est souvent déçu de lire l'expérience des autres : On s'attends à ce qu'ils mettent des mots sur ce que nous avons vu ou ressenti, alors qu'ils ne peuvent décrire que leurs propres visions et sentiments. J'avais lu le témoignage "En avant, route !" d'Alix de Saint André, dans un style complètement autre, que j'avais beaucoup aimé sans m'y retrouver totalement. Ici encore, je n'ai pas pu m'identifier entièrement au récit de
Jean-Christophe Rufin qui, au surplus, n'a pas pris le même chemin que moi. Mais à travers quelques expériences communes à tous les pèlerins, nous partageons néanmoins des sensations dans lesquelles vous vous retrouverez peut-être aussi, ou qu'il vous plaira d'expérimenter, en livre, ou en vrai. Ce récit a donc été un bon bol d'air pur. J'ai cheminé loin et longtemps avec l'auteur. Ça fait quand même du bien ! Si vous voulez vous mettre en jambe avant de partir à votre tour, vous pouvez dévoiler le sentier masqué :
« quand le train repart, après vous avoir déposé sur le quai, on mesure l'anachronisme de son projet. Quel sens cela a-t-il, au XXIème siècle, de parcourir un tel chemin à pied ? »
« Le chemin est une alchimie du temps sur l'âme. »
« Je m'accommodais très bien de ma solitude. Elle me paraissait même nécessaire pour s'imprégner du nouvel état d'errance et de dénuement qu'imposait le chemin. Quand j'percevais des couples ou des groupes, il me semblait qu'il leur manquait quelque chose pour éprouver tout à fait la conditions de pèlerin. »
« Le pas, c'est bien connu, agit sur la pensée comme un vilebrequin : il l'ébranle, la met en route, reçoit en retour son énergie. On avance à l'allure de ses songes et, quand ils sont lancés à plein régime, on court presque. »
« Le marcheur, au bout de quelques heures, prend conscience d'une autre présence : celle de son corps. Cet outil d'ordinaire silencieux commence à grincer. Les diverses corporations qui composent cette administration complexe se présentent bruyamment les unes après les autres, commencent à revendiquer et finissent par hurler toutes ensemble. »
« Compostelle est un pèlerinage bouddhiste. Il délivre des tourments de la pensée et du désir, il ôte toute vanité de l'esprit et toute souffrance du corps, il efface la rigide enveloppe qui entoure les choses et les sépare de notre conscience ; il met le moi en résonance avec la nature. »
« condamné au pire, le pèlerin se repaît de la moindre consolation. Un rayon de soleil le sèche tandis qu'il s'est trempé jusqu'aux os en marchant dans les flaques d'un bord de route : le voir radieux »
« Le Chemin est d'abord l'oubli de l'âme, la soumission au corps, à ses misères, à la satisfaction des mille besoins qui sont les siens. Et puis, rompant cette routine laborieuse qui nous a transformés en animal marchant, surviennent ces instants de pure extase pendant lesquels, l'espace d'un simple chant, d'une rencontre, d'une prière, le corps se fend, tombe en morceaux et libère une âme que l'on croyait avoir perdue. »
« l'essentiel consiste à méditer sur la notion de charge et, au-delà, sur le besoin, sur l'objet, sur l'angoisse qui s'attache à la possession. « Le poids, c'est de la peur ». En partant de là, chacun est amené à réfléchir. Un pull-over : c'est nécessaire. J'en emporte deux : pourquoi ? de quoi ai-je donc si peur ? le froid est-il vraiment menaçant ou est-ce mon inconscient qui, sur ce sujet, pèse tout le poids de mes névroses ? »
« pendant les premiers moments de retrouvailles avec quelqu'un qui est accoutumé à votre être d'avant, vous mesurez avec plus d'acuité les changements que le pèlerinage a opéré en vous. »
« C'est une erreur ou une commodité de penser qu'un tel voyage n'est qu'un voyage et que l'on peut l'oublier, le ranger dans une case. Je ne saurais pas expliquer en quoi le Chemin agit et ce qu'il représente vraiment. Je sais seulement qu'il est vivant et qu'on ne peut rien en raconter sauf le tout, comme je m'y suis employé. Mais, même comme cela, l'essentiel manque et je le sais. C'est bien pour cela que, d'ici peu, je vais reprendre la route.
Et vous aussi. »
« Un pèlerin n'arrive jamais nulle part. Il passe, voilà tout. »
« Oui, sans doute je ne suis qu'un voyageur, un pèlerin sur la terre ! Et vous, qu'êtes-vous donc ? » (
Les souffrances du jeune Werther,
GOETHE)
Et vous, une expérience des chemins ? Une envie ?