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Il ne faut pas laisser les intellectuels jouer avec les allumettes

« J'ai simplement voulu projeter quelques faisceaux de lumière sur certaines périodes et quelques formes de discours, choisies dans cette brève histoire particulière »

Dans son avant-propos, qui résonne particulièrement pour moi, Shlomo Sand parle, entre autres, de son malaise « face à une partie des matériaux inclus dans le concept d'« intellectuel ». », de sa passion de la lecture, « voguer joyeusement vers des contrées magiques », de livres qui excitaient sa curiosité et « nourrissaient mon imagination quelque peu poétique », des errances de Jean Paul Sartre et de Simone de Beauvoir (et du souvenir de Bianca Lamblin), des intellectuels « parisiens », d'Albert Camus

L'auteur analyse certains mythes à défier, comme le film de Claude Lanzmann Shoah et l'oubli des persécution des populations juives à l'ouest du Rhin. Il indique « L'accumulations de petites vérités est susceptible de corroder et de remettre en cause de grandes mythologies » et rend hommage à Simone Weil, André Breton, Daniel Guérin ou George Orwell, « ils ont tenu bon face aux trois plus grands crimes du siècle : le colonialisme occidental, le stalinisme soviétique et le nazisme allemand, sans dédouaner aucun d'eux à l'aide d'une quelconque justification philosophique à base libérale, nationale ou de classe ».

Je m'attarde sur son introduction « La cité et la plume », les interventions des intellectuels (il est dommage que l'auteur ne traite pas du caractère fortement genré de ce groupe social), « Après l'instauration du suffrage universel masculin, dans les années 1870, et de l'enseignement obligatoire, dans les années 1880, on a assisté à la lente constitution d'un collectif intellectuel autonome, d'un genre nouveau, qui accompagnera la vie politique pendant près d'un siècle, et accédera à un statut privilégié dans le champ culturel français », le caractère « extraordinaire » du traitement de Louis Althusser étrangleur de sa femme (voir sur ce sujet le superbe article, « La banalité du mâle », de Francis Dupuis-Déri dans Nouvelles questions féministes : Imbrication des rapports de pouvoir… et sa caractérisation : « un tueur de femme plutôt banal »), les caractéristiques (et leurs causes historiques) du statut de l'intellectuel en France, la définition comme « intellectuel parisien ».

Shlomo Sand analyse les caractéristiques des « producteurs de biens symboliques », la notion et l'histoire de l'« intelligentsia », la place « des événements consécutifs au procès militaire d'Alfred Dreyfus », les définitions variables historiquement des « intellectuels », l'« intellectuel » producteur de « haute culture », les « érudits », le capital symbolique comme rapport social, la démocratisation de l'enseignement supérieur et ses effets, l'univers des symboles, les marges d'autonomie des intellectuels par rapports aux pouvoirs institutionnels ou économiques…

L'auteur rappelle la défense « des pratiques criminelles, appliquées en URSS » par maint-e-s intellectuel-le-s prestigieuses/eux, les éminents érudits ayant soutenu le régime nazi Allemagne, ou les béquilles du « maoisme et de ses gardes rouges, précisément durant les années les plus totalitaires de la Chine », etc. Je pourrai allonger la liste des forfaitures…

Shlomo Sand parle aussi des intellectuels publics, « La plupart des intellectuels n'ont rien contre l'image que leur renvoie le miroir, et l'autocritique se fait rare dans leurs propres écrits », de la dérive conservatrice, de l'assimilation « anti-intellectualisme » et « anti-totalitarisme » et interroge : « quelle est la motivation principale de la production intellectuelle » ?

Transformation des rapports sociaux, du climat idéologique, « Autrement dit : la place et le statut de l'intellectuel dans l'arène publique sont-ils les mêmes qu'à la fin du XIXe siècle, tandis que seules ses valeurs auraient changé ? Les « moyens de production » classiques de l'intellectuel sont-ils encore la source de ses modes de manifestation dans notre univers spirituel ? ».

Sans négliger pour autant les paroles peu audibles dans les médias et la place publique, le bouillonnement réflexif sur de multiples blogs, sites et parfois ouvrages, je partage cette appréciation de l'auteur en fin d'introduction : « alors que l'intellectuel parisien moderne est né dans le combat contre la judéophobie, le crépuscule de l'intellectuel du début du XXIe siècle s'inscrit sous le signe d'une montée de l'islamophobie »

Dans la première partie « Les clercs dans la tourmente du siècle », Shlomo Sand revient en détail sur les affaires Dreyfus (il explique pourquoi, il considère qu'il y a deux affaires), la première apparition des « élites érudites » sous la forme d'un groupe organisé. (Je note que l'engagement des écrivains et des peintres en 1848 et en 1870 est omis).

L'auteur analyse la place sociale des intellectuel-le-s, de celles et ceux qui prennent parole publique. Il y reviendra dans son développement pour mieux cerner la base matérielle (y compris les dimensions idéelles) de leurs actions. le « producteur de culture » n'est pas désincarné et ne peut être abordé par ses seules « motivations idéologiques ».

L'auteur brosse un tableau d'un certain nombre d'intellectuels, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Auguste Comte, Alexis de Tocqueville, parle de l'essai de Julien Benda « La trahison des clercs », de celui de Paul Nizan « Les Chiens de garde » et du « Plaidoyer pour les intellectuels » de Jean-Paul Sartre. Je n'ai pas les compétences pour entrer dans le détail de toutes ces analyses. Ni dans celles des positionnements de certains comme Raymond Aron ou Michel Foucault. Mais d'autres textes, comme ceux de Paul Nizan ou Pierre Bourdieu, me sont plus familiers. Je connais quelques unes des « errances » de certain-e-s et leur soutien à des états dictatoriaux.

Quoiqu'il en soit, les analyses, souvent pleines d'humour, de Schlomo Sand ouvrent sur des réalités trop souvent mises sous le tapis.

Il convient, en effet, de mener une analyse sociologique des « fractions pensantes », de l'« intelligentsia corporatiste », de l'« intellectuel étatique », de l'intelligentsia « hors classe », ou de l'« intellectuel organique », de leurs intérêts ou de leurs statuts.

Il me semble utile de rappeler les insertions dans les rapports sociaux, les motivations ne pouvant être réduits à la politique de la parole. Reste que la réduction sociologique ne fait pas justice à l'autonomie de la pensée, ni à l'épaisseur de l'intervention politique. Même si, pour reprendre une juste expression de Jean-Pierre Terrail, il convient de ne pas induire une sous-estimation de la consistance sociale des fractions de certains groupes sociaux.
La discussion devrait se poursuivre. Je ne suis pas sûr que le pessimisme soit de rigueur aujourd'hui (Voir le rôle joué par les étudiant-e-s ou les personnes diplômées et privées d'emploi, dans de multiples révoltes et luttes de part le monde.

Un chapitre est consacré au « charme discret du fascisme », aux intellectuels de droite extrême, leur rôle dans l'entre-deux guerres et la collaboration.

Le dernier chapitre, assez succulent, est consacré au « crépuscule des idoles » à la domestication de certains. Shlomo Sand aborde des questions difficiles, comme par exemple les rapports entre « l'universel et le spécifique ». Il souligne la compartimentation et la professionnalisation universitaire, l'hermétisme des discours théoriques, la langue peu commune de l'université. L'auteur évoque, à travers quelques exemples, le renoncement à l'utopique pour un fantasmatique combat anti-totalitaire, masquant, à peine, un soutien à l'ordre néolibéral, au monde tel qu'il est.

« Autrefois, l'intellectuel universel et subversif se caractérisait par sa force critique des injustices sociales et, en même temps, par une tendance à idéaliser les mondes hostiles au sien. le cours des choses s'est inversé : le nouvel intellectuel, médiatique et consensuel, se reconnaît à son conservatisme, qui célèbre la hiérarchie sociale et la culture politique ambiante, tandis qu'il voue aux gémonies tous ceux qui, de l'extérieur ou de l'intérieur, la défient et la menacent ».

Enfin, l'auteur aborde les mass media, l'espace public, quelques-un des porteurs de parôles (c'est volontairement que je mets un ironique accent circonflexe !), la mise en avant privilégiée du « détail », les promptes réactions le plus souvent confuses et superficielles…

Dans la seconde partie, « Islamophobie et « Rhinocérite » des clercs », Shlomo Sand déploie une incisive critique de Michel Houellebecq. Il souligne la haine des personnes considérées comme musulmanes ou de l'islam distillée par cet auteur. Il mène avec brio une entreprise de démasquage de Charlie. Ses rappels sur l'islamophobie et la judéophobie sont aussi salutaires. Reste que si je partage bien de ses argumentations autour de « Je ne suis pas Charlie » (voir en complément son texte publié sur le blog), je diverge d'avec lui, sur l'appréciation, très unilatérale, de la manifestation après les meurtres autour du journal et de l'hyper-casher.

L'ironie mordante de l'auteur se manifeste dans ses analyses sur Alain Finkielkraut, Eric Zemour, les soutiens à Oriana Fallaci et son livre islamophobe, Bernard-Henry Levy et d'autres dont les signataires d'appels militaristes… Et, l'auteur se remémore un « héros de sa jeunesse : Missak Manouchian »…

Un regard lucide sur des « élites » d'une certaine scène intellectuelle, scène bien trop médiatisée, car la mise en scène en est très médiocre, le texte souvent exécrable, et les acteurs/actrices guère sympathiques dans leurs fantasmes identitaires et leurs mots de haine…

Le titre de cette note est une phrase de Jacques Prévert cité par l'auteur.
Lien : https://entreleslignesentrel..
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