Le réalisme magique de l'histoire de la Zambie comme fabuleuse métaphore foisonnante, au long cours, de l'émancipation et du contrôle.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/03/15/note-de-lecture-mustiks-namwali-serpell/
Lancée début octobre 2022 avec les éditions La Volte, la librairie Charybde et le journaliste Antoine Daer (St. Epondyle), en attendant d'agrandir l'équipe, « Planète B » est l'émission mensuelle de science-fiction et de politique de Blast. Chaque fois que nécessaire, les lectures ou relectures nécessaires pour un épisode donné figureront désormais sur notre blog dans cette rubrique partiellement dédiée.
« Mustiks » (2019) est l'un des livres-clé de l'épisode n°5, « Surveillance et contrôle : quand la réalité dépasse la science-fiction », à regarder ici.
« Mustiks » (titre français subtil car l'on réalisera rapidement que les moustiques y tiennent le rôle d'un véritable choeur antique) commence et finit à « The Old Drift » (le titre original en anglais), petit village quasiment abandonné au bord du Zambèze, à deux pas des chutes Victoria, sur la ligne même qui fut la frontière entre la Rhodésie du Sud (aujourd'hui Zimbabwe) et la Rhodésie du Nord (aujourd'hui Zambie), en un point à la fois mineur et névralgique de ce qui fut longtemps la zone africaine australe de l'Empire colonial britannique, zone largement « déléguée » au fameux colon et marchand « privé » Cecil Rhodes.
Copieux roman choral aux facettes souvent joliment surprenantes, « Mustiks » emprunte d'abord les chemins du célèbre médecin missionnaire
David Livingstone, sillonnant l'Afrique australe et centrale à la recherche de la source du Nil et de l'abolition de l'esclavage, dans la période située juste avant le « Scramble for Africa » des puissances européennes, ce dépeçage colonial en règle atteignant son apothéose avec la conférence de Berlin de 1884-1885 (période cruellement et magnifiquement traitée par Éric Vuillard dans ses « Congo » et « La bataille d'Occident » de 2012). L'Histoire, la petite mais aussi la grande, se déroule ensuite à travers les regards croisés, successifs ou imbriqués, de personnages souvent fort inattendus, puisque l'on y trouvera un pionnier boutiquier installé aux chutes Victoria en 1900, un couple de colons italiens, Sibilla et Federico, au passé pour le moins trouble (leur histoire au Piémont pendant et juste après la deuxième guerre mondiale, avant leur départ pour l'Afrique en 1956, constitue une véritable et envoûtante novella à elle seule – dont les tentacules se prolongeront loin dans l'ensemble du roman), le couple formé en 1963 contre toutes convenances sociales entre une jeune aristocrate anglaise, Agnes, et un jeune et brillant étudiant ingénieur noir de Rhodésie du Nord, Ronald, le couple d'une tout autre nature formé par le vétéran Edward Mukuka Nkoloso, vétéran, savant et politicien-clé de la jeune Zambie, et par Matha Mwamba, qui sera sa meilleure élève ainsi que la pointe du baroque et pourtant tout à fait authentique programme spatial zambien, avant de se révéler, plus tard, comme femme puissante parmi les femmes puissantes – au prix de quelques paradoxes – (l'autrice avouera en entretien, dans la Los Angeles Review of Books, ici, que ce sont bien là les deux personnages qui se sont d'abord imposés à elle), et de tous leurs descendants et descendantes, aux destins étroitement entrecroisés, entre eux et avec celui de la Zambie elle-même, jusqu'à aujourd'hui et un peu après.
Si « Mustiks » emprunte énormément d'éléments de sa trame à l'histoire tout à fait officielle et authentique de la Zambie, de Cecil Rhodes à Kenneth Kaunda et à l'époque contemporaine (voire légèrement au-delà), un certain nombre de données glissées précocement dans la narration, dont le flot ira s'amplifiant au fil de ses 700 pages, renvoient à un véritable fantastique, à un surnaturel constitué de légendes et d'inventions, de dérives et d'improbabilités réjouissantes. Publié en 2019 et traduit en français en 2022 par Sabine Porte pour le Seuil, ce roman époustouflant a suscité, surtout après l'obtention du prestigieux prix
Arthur C. Clarke en 2020, de nombreux commentaires pointant à raison du côté du réalisme magique des «
Cent ans de solitude » de
Gabriel Garcia Marquez. Mais il faut souligner, comme
Anthony Cummins dans
The Guardian (ici), le formidable machiavélisme de la construction chorale et de l'enchevêtrement des vies qui nous explosera à la figure dans l'extraordinaire final science-fictif, pourtant toujours placé sous le double signe – constante discrète du roman – de la curiosité intellectuelle débridée et des amours contrariées.
C'est bien aussi que derrière l'enchevêtrement joueur et méticuleux des vies ordinaires et extraordinaires, « Mustiks » tisse son récit envoûtant de deux thématiques politiques en diable – qui sont aussi inscrites au centre des projets les plus ambitieux de la science-fiction telle que je l'aime -, l'une, directe, autour de la colonisation, de la décolonisation, de la recolonisation et de la néo-colonisation, toute tendue de la dialectique à l'oeuvre entre émancipation et contrôle (le travail de l'imagination sur l'évolution paradoxale et ambiguë de l'usage démultiplié du smartphone par les populations les plus fragiles est à lui seul proprement impressionnant), l'autre, plus indirecte mais tout aussi stratégique, autour du rôle politique de l'espace – qu'il soit géographique ou sidéral – et du territoire, individuel et collectif. Et c'est ainsi que
Namwali Serpell nous offre un grand roman contemporain, qui englobe et dépasse de très loin l'histoire de la naissance et de la vie d'une nation africaine.
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