C'est drôle. Il a passé la plus grande partie de sa vie -ô combien la plus grande ! - à haïr le destin, d'une haine quasi personnelle, au point de le chercher dans les coins pour le défier, pour s'empoigner avec lui.
Et voilà que tout à coup, quand il n'y pense plus, le destin lui fait un cadeau.
Tout cela commence à former un chaos gris, incohérent, monotone. Les heures vont s'ajouter aux heures. Ce sont certainement les plus longues qu'il ait vécues. Au point qu'il a parfois envie de crier en regardant le réveil où il retrouve les aiguilles à la même place.
De l'ensemble de ces heures-là, pourtant, il ne restera rien, que quelques brindilles, quelques résidus qui émergent comme d'un tas de cendre dans le foyer.
....des hommes qu'on vient chercher dans la classe d'à côté, à la pointe du jour, pour les fusiller. Le plus impressionnant, en somme, c'est le moment de la journée qu'on choisit pour ça, c'est que les prisonniers, mal réveillés, sont hagards, pas lavés, pas rasés, sans une tasse de café dans l'estomac, et que le froid les pousse, sans exception, à relever le col de leur veston. Pourquoi ne leur laisse-t-on pas endosser leur pardessus ? Mystère. Ce n'est pas à cause de la valeur du vêtement. Et le tissu, si épais soit-il, n'empêche pas les balles de passer. Peut être est-ce justement pour que ce soit plus sinistre ? Est-ce que Franck relèverait le col de on veston ? C'est possible.
- Regarde, Franck, le couteau que mon ami vient de me donner.
Et le couteau, comme un bijou qui gagne à sortir d'un riche écrin, n'en avait que plus de prestige d'être extrait de la chaude pelisse et d'être exhibé sur la nappe à carreaux de la table.
- Tâte le fil.
- Oui
- Tu peux lire la marque ?
C'était un couteau fabriqué en Suède, un couteau à cran d'arrêt, si pur de ligne, si "allant", qu'on avait l'impression que la lame devait avoir son intelligence propre et chercher son chemin dans les chairs.
Pourquoi Franck avait-il prononcé, honteux du ton enfantin qu'il adoptait sans le vouloir :
- Prête le moi.
- Pour quoi faire ?
- Pour rien.
- Ces joujoux-là ne sont pas nés pour ne rien faire.