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Critique de dourvach


Georges SIMENON (1903-1989) se voyait surtout comme "un artisan consciencieux". Pourtant, derrière ses masques, ses mille fanfaronnades, on sentait qu'il devinait la valeur irremplaçable de son oeuvre. Plus de quarante années d'écriture. Plus de deux cent romans signés sous son patronyme. Jamais un livre fait comme l'autre, jamais une phrase identique, jamais une formule paresseuse. Simenon CREE, souffre (en créant) et nous éveille ; suscite ou réveille en nous mille sensations oubliées. Mille personnages aussi... Une sorte De Balzac un siècle plus tard.

"Le chat" [1967], donc...

Emile Bouin, c'est nous. Prisonniers d'une seule vie. Nos routines. Nos pauvres rêves. On va même nous tuer "Joseph", notre chat favori - qui nous suit comme un petit chien dans la ruelle de l'impasse. La vie est moche. La vie aurait pu être belle. Elle a été belle, au fond (comme Marguerite jeune ou Angèle avant qu'elle ne décède, bêtement, d'accident). Bah, pourquoi s'être remarié ? Peur de la solitude ? Bêtise ? Agir ainsi sur un coup de tête... Marguerite a les mêmes questions en elle mais ne dira rien à Emile. Elle se contente d'offrir à Joseph de la mort-aux-rats : Joseph se méfiait d'elle, il faisait bien ! C'est quand Emile était malade, cloué au lit (une vilaine grippe). La perfide. Alors se venger : par pure gaminerie impulsive, prendre plaisir à déplumer son infâme perroquet.

Sauf que Marguerite (qui est une fille Doise) le ressuscitera, offrant ainsi au salon du pavillon terne cette coloration macabre digne de la maison haute de "Psycho" [1960] d'Alfred HITCHCOCK : au fond, la mère empaillée de Norman Bates ou le perroquet de Marguerite, c'est du pareil au même ! L'être-objet qui ne peut disparaître...

Incroyable précision du verbe simenonien. Finesse dans le rendu de chaque sensation. Observation incroyablement attentive du réel. Superposition des couches d'anamnèse. Présent qui se dilue. Passé sans cesse revécu. Courants de conscience. Odeurs puissantes. Bruits de la rue. Où est le réel, nom de Dieu ?

Parfois caché dans le plus petit des "détails" : "Angèle Delige" est juste le souvenir du nom de la première femme d'Emile...

Le génie simenonien : la solidité de son verbe, son caractère irréductible. Sa richesse comme sa profonde humilité (sa langue qui possède l'empathie d'un Jules Maigret... ).

Par cette richesse, cette prodigalité, Simenon restera définitivement le NON-écriveur à la mode [*] ... Point de ce tempérament-là ! Alors on souffre vraiment. On se met "en roman", on accouche en 1, 2 ou 3 semaines de travail âpre. C'est qu'on est exigeant. Certes, "on se persécute un peu" mais le résultat n'en vaut-il pas la peine ?

"En souffrant, en écrivant" (Paraphrasons ici ce bon Julien GRACQ...).

Et alors ? Un monde soudain s'ouvre à nous. Les sensations desséchées ressuscitent. Une ambiance jaune dans le salon. Des volets se ferment ou s'entrouvrent. Des corps se frôlent.

Et quand Marguerite s'éteindra d'insignifiance et de contrariétés (la moitié de son impasse sous le coup des bulldozers, dans le vacarme quotidien : des "immeubles de bureaux" sans doute remplaceront sans doute cet ancien "Domaine de famille", cet ancien monde bientôt oublié : métaphore du monde qui nous attend), Emile restera seul.

Il découvre que sa vie n'a plus de sens.

Nous retrouvons là tout l'existentialisme torride du chef d'oeuvre clinicien qu'est "Les anneaux de Bicêtre" [1962], la saveur des madeleines proustiennes de cette autobiographie liégeoise déguisée qu'est "Pedigree" [1948] - chef d'oeuvre doré [*] explorant les abysses du "Je me souviens..." - ou la puissance de feu de beaucoup des chefs d'oeuvre des années trente tels : "Les fiançailles de Monsieur Hire" [1933], "La maison du canal" [1933], "Les Gens d'en face" [1933], "Le Haut Mal" [1933], "Le locataire" [1934], "Les Pitard" [1935], "Les demoiselles de Concarneau" [1936], "L'évadé" [1936], "L'assassin" [1937], "Chemin sans issue [1938], "La Marie du port" [1938], "Les soeurs Lacroix" [1938], "Le Cheval-Blanc" [1938], "Le bourgmestre de Furnes"[1939], "Le Coup-de-Vague" [1939], ....

Car Simenon, c'est "nous".
Un artiste disparu accompagnant des vies entières.
Les nôtres, faussement banales.
Tristes mais heureuses parfois...
Comme autant de "tragédies de l'homme ordinaire". /////

[*] Il nous paraîtra prudent de ne citer ici aucun nom contemporain (ils seraient évidemment légion, à nos yeux)...

[**] "Pedigre" est cette oeuvre-phare simenonienne que Maurice PIRON interprétait ainsi : « Il y a, ainsi, plus qu'une empreinte qu'on parviendrait à localiser, une imprégnation liégeoise subtilement diffuse à travers toute l'oeuvre. On peut en trouver l'origine dans l'oeuvre elle-même, et à un point précis : c'est de nouveau vers "Pedigree" qu'il faut se tourner. Bien qu'il arrive loin dans la chronologie des écrits de l'auteur, "Pedigree" est réellement la matrice du roman simenonien. »
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