Il est rare de lire un premier roman aussi abouti, j'ai été totalement cueillie par sa sensibilité énergisante qui donne à ressentir, vivre chacune de ses pages.
Dès le premier chapitre,
Laurine Thizy déploie un univers singulier qui surprend et magnétise l'attention : une jeune fille de treize ans qui court en pleine nuit dans un champ de maïs, les paumes « cautérisées par les broderies d'un coussin », avant de s'endormir contre le corps de son arrière-grand-mère qui vient de mourir, sous le regard d'une statue de plâtre de la Vierge « désormais muette ». On ne lâchera jamais Gabrielle, adolescente effrontée à la fois conquérante et fragile, animée d'une urgente vitalité depuis sa naissance de très grande prématurée.
Laurine Thizy a construit admirablement son roman, comme un thriller, le nourrissant de mystère et de questions : pourquoi Gabrielle court-elle cette nuit-là ? quel terrible secret cache-t-elle ? celui qui a tout fait basculer ? Qui est le narrateur qui l'appelle affectueusement « ma Gabrielle » mais semble si peu sûr avec ces « je crois », « j'imagine », « je pense » ?
Le suspense est maintenu jusqu'à la fin, jusqu'à un dernier chapitre à la révélation déchirante et tellement éclairante que j'ai juste eu envie de lire à nouveau le roman pour éclairer les subtilités de l'intrigue qui conduisait à elle. Cette histoire construite en boucle est vraiment très puissante, sa force renforcée par une narration à la discrétion ingénieuse.
Les Maison vides est en fait un roman initiatique centré sur le superbe personnage de Gabrielle en pleine épreuve, plus largement une histoire intergénérationnelle entre une adolescente et son arrière-grand-mère qui partagent tant, des yeux verts au caractère rebelle. Et dans ce récit, les personnages sont incroyablement incarnés.
Le travail de l'auteure à décrire les corps est omniprésent : le corps du prématuré qui se bat pour survivre, le corps qui se transforme étrangement à l'adolescence, le corps qui souffre lors d'exigeants entrainements de GRS, le corps qui subit l'asthme, le corps qui s'abime sous le poids de la culpabilité, le corps qui vieillit puis agonise. le corps qui dit la vérité de l'être, la plus profonde, la plus crue, une vérité tellement criante que personne ne la voit telle qu'elle est au départ, lecteur compris. Les mots de l'auteur ont la grande qualité de ne jamais expliquer ce que font les personnages ou pourquoi ils ressentent ainsi, elle donne à voir par la description ciselée de ces corps contraints.
Et puis, il y a ces formidables embardées surnaturelles, décalées, inquiétantes autour des araignées que crachent Gabrielle mais qu'elle seule voit, comme en écho aux nénuphars de Chloé dans L'Ecume des jours. Elles apportent beaucoup au roman en le teintant de singularité.
« Depuis qu'elle s'impose ce strict régime, Gabrielle constate que les araignées ne s'affaiblissent pas. Au contraire, il semble même qu'elles sont plus grosses, plus velues, qu'elles lui chatouillent la gorge plus souvent qu'auparavant. Parfois, elles restent tranquilles pendant des jours, des semaines. Parfois, des quintes de toux grasse amènent dans ses glaires des spécimens particulièrement dodus. La taille des araignées varie, leur couleur à peine. Leur corps est d'un noir lisse, brillant comme un éclat d'obsidienne, les pattes sont courtes, étrangement courtes si on les compare à l'abdomen enflé, imposant. de minuscules poils noirs saillent autour des mandibules, les yeux son invisibles, noyés dans la pénombre de la tête ; mais Gabrielle les devine, horrifiée. Elle les imagine blancs ou rouges, luisants dans l'obscurité, et l'idée que de tels monstres habitent son corps lui fait horreur. Elle écrase les bêtes entre le pouce et l'index, sent la carapace exploser sous ses doigts, se hâte alors de les jeter ; tire la chasse, se lave les mains au savon et à l'eau brûlante. de temps en temps un fil de soie lui reste coincé dans la gorge, comme parfois ses propres cheveux, qu'elle enroule autour de l'index pour le retirer. Pour cette raison, Gabrielle n'embrasse presque jamais Raph avec la langue. Elle redoute par-dessus tout qu'un pan de toile se noue à leurs bouches unies, les ligote comme une proie. Elle a dans la tête des images de cocon de soie et de langues prisonnières, dévorées. »
Coup de coeur pour ce remarquable roman sur la perte de l'innocence et le passage à l'âge adulte.
Lu dans le cadre de la sélection 2022 des 68 Premières fois #7